La dame aux camélias - Alexandre Dumas fils
Alexandre Dumas (fils)
La dame aux camélias
BeQ
Alexandre Dumas (fils)
La dame aux camélias
roman
Préface de Jules Janin
La Bibliothèque électronique du Québec
Collection À tous les vents
Volume 750 : version 2.0
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La dame aux camélias
Édition de référence :
Nelson Éditeurs / Calmann-Lévy Éditeurs, Paris.
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Mademoiselle Marie Duplessis
Il y avait en lan de grâce 1845, dans ces
années dabondance et de paix où toutes les
faveurs de lesprit, du talent, de la beauté et de la
fortune entouraient cette France dun jour, une
jeune et belle personne de la figure la plus
charmante qui attirait à elle, par sa seule
présence, une certaine admiration mêlée de
déférence pour quiconque, la voyant pour la
première fois, ne savait ni le nom ni la profession
de cette femme. Elle avait en effet, et de la façon
la plus naturelle, le regard ingénu, le geste
décevant, la démarche hardie et décente tout
ensemble, dune femme du plus grand monde.
Son visage était sérieux, son sourire même était
imposant, et rien quà la voir marcher, on pouvait
dire ce que disait un jour Elleviou dune femme
de la cour : Évidemment, voici une fille ou une
duchesse.
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Hélas ! ce nétait pas une duchesse, elle était
née au bas de léchelle difficile, et il avait fallu
quelle fût en effet belle et charmante, pour avoir
remonté dun pied si léger les premiers échelons,
dès lâge de dix-huit ans quelle pouvait avoir en
ce temps-là. Je me rappelle lavoir rencontrée un
jour, pour la première fois, dans un abominable
foyer dun théâtre du boulevard, mal éclairé et
tout rempli de cette foule bourdonnante qui juge
dordinaire les mélodrames à grand spectacle. Il y
avait là plus de blouses que dhabits, plus de
bonnets ronds que de chapeaux à plumes, et plus
de paletots usés que de frais costumes ; on causait
de tout, de lart dramatique et des pommes de
terre frites ; des pièces du Gymnase et de la
galette du Gymnase ; eh bien, quand cette femme
parut sur ce seuil étrange, on eût dit quelle
illuminait toutes ces choses burlesques ou
féroces, dun regard de ses beaux yeux. Elle
touchait du pied ce parquet boueux, comme si en
effet elle eût traversé le boulevard un jour de
pluie ; elle relevait sa robe par instinct, pour ne
pas effleurer ces fanges desséchées, et sans
songer à nous montrer, à quoi bon ? son pied bien
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chaussé, attaché à une jambe ronde que recouvre
un bas de soie à petits jours. Tout lensemble de
sa toilette était en harmonie avec cette taille
souple et jeune ; ce visage dun bel ovale un peu
pâle répondait à la grâce quelle répandait autour
delle comme un indicible parfum.
Elle entra donc ; elle traversa, la tête haute,
cette cohue étonnée, et nous fûmes très surpris,
Listz et moi, lorsquelle vint sasseoir
familièrement sur le banc où nous étions, car ni
moi ni Listz ne lui avions jamais parlé ; elle était
femme desprit, de goût et de bon sens, et elle
sadressa tout dabord au grand artiste ; elle lui
raconta quelle lavait entendu naguère, et quil
lavait fait rêver. Lui, cependant, semblable à ces
instruments sonores qui répondent au premier
souffle de la brise de mai, il écoutait avec une
attention soutenue ce beau langage plein didées,
cette langue sonore, éloquente et rêveuse tout
ensemble. Avec cet instinct merveilleux qui est
en lui, et cette grande habitude du plus grand
monde officiel, et du plus grand monde parmi les
artistes, il se demandait quelle était cette femme,
si familière et si noble, qui labordait la première
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et qui, après les premières paroles échangées, le
traitait avec une certaine hauteur, et comme si ce
fût lui-même qui lui eût été présenté, à Londres,
au cercle de la reine ou de la duchesse de
Sutherland ?
Cependant les trois coups solennels du
régisseur avaient retenti dans la salle, et le foyer
sétait vidé de toute cette foule de spectateurs et
de jugeurs. La dame inconnue était restée seule
avec sa compagne et nous elle sétait même
approchée du feu, et elle avait posé ses deux
pieds frissonnants à ces bûches avares, si bien
que nous pouvions la voir, tout à notre aise, des
plis brodés de son jupon aux crochets de ses
cheveux noirs ; sa main gantée à faire croire à
une peinture, son mouchoir merveilleusement
orné dune dentelle royale ; aux oreilles, deux
perles dOrient à rendre une reine jalouse. Elle
portait toutes ces belles choses, comme si elle fût
née dans la soie et dans le velours, sous quelque
lambris doré des grands faubourgs, une couronne
sur la tête, un monde de flatteurs à ses pieds.
Ainsi son maintien répondait à son langage, sa
pensée à son sourire, sa toilette à sa personne, et
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lon eût cherché vainement, dans les plus hauts
sommets du monde, une créature qui fût en plus
belle et plus complète harmonie avec sa parure,
ses habits et ses discours.
Listz cependant, très étonné de cette merveille
en un pareil lieu, et de cet entracte galant à un si
terrible mélodrame, sabandonnait à toute sa
fantaisie. Il est non seulement un grand artiste,
mais encore un homme éloquent. Il sait parler
aux femmes, passant comme elles dune idée à
lautre idée, et choisissant les plus opposées. Il
adore le paradoxe, il touche au sérieux, au
burlesque, et je ne saurais vous dire avec quel art,
quel tact, quel goût infini il parcourut, avec cette
femme dont il ne savait pas même le nom, toutes
les gammes vulgaires et toutes les fioritures
élégantes de la conversation de chaque jour.
Ils causèrent ainsi pendant tout le troisième
acte du susdit mélodrame, car pour ma part, je fus
à peine interrogé une ou deux fois, par politesse ;
mais comme jétais justement dans un de ces
moments de mauvaise humeur, où toute espèce
denthousiasme est défendu à lâme humaine, je
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me tiens pour assuré que la dame me trouva
parfaitement maussade, parfaitement absurde, et
quelle eut complètement raison.
Cet hiver passa, puis lété, et à lautomne
suivant une fois encore, mais cette fois dans tout
léclat dune représentation à bénéfice, en plein
Opéra, nous vîmes tout dun coup souvrir, avec
un certain fracas, une des grandes loges de
lavant-scène, et, sur le devant de cette loge,
savancer, un bouquet à la main, cette même
beauté que javais vue au boulevard. Cétait elle !
mais, cette fois, dans le grand habit dune femme
à la mode, et brillante de toutes les splendeurs de
la conquête. Elle était coiffée à ravir, ses beaux
cheveux mêlés aux diamants et aux fleurs, et
relevés avec cette grâce étudiée qui leur donnait
le mouvement et la vie ; elle avait les bras nus et
la poitrine nue, et des colliers, et des bracelets, et
des émeraudes. Elle tenait à la main un bouquet ;
de quelle couleur ? je ne saurais le dire ; il faut
avoir les yeux dun jeune homme et limagination
dun enfant pour bien distinguer la couleur de la
fleur sur laquelle se penche un beau visage. À nos
âges, on ne regarde que la joue et léclat du
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regard, on sinquiète peu de laccessoire, et si
lon samuse à tirer des conséquences, on les tire
de la personne même, et lon se trouve assez
occupé, en vérité.
Ce soir-là Duprez venait dentrer en lutte avec
cette voix rebelle dont il pressentait déjà les
révoltes définitives ; mais il était seul à les
pressentir, et le public ne sen doutait pas encore.
Seulement dans le public le plus attentif,
quelques amateurs devinaient la fatigue sous
lhabileté, et lépuisement de lartiste sous ses
efforts immenses pour se mentir à lui-même.,
Évidemment, la belle personne dont je parle était
un juge habile, et après les premières minutes
dattention, on put voir quelle nétait pas sous le
charme habituel, car elle se rejeta violemment au
fond de sa loge, et nécoutant plus, elle se mit à
interroger, sa lorgnette à la main, la physionomie
de la salle.
À coup sûr elle connaissait beaucoup de gens
parmi les spectateurs les plus choisis. Rien quau
mouvement de sa lorgnette, on jugeait que la
belle spectatrice aurait pu raconter plus dune
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histoire, à propos des jeunes gens du plus grand
nom ; elle lorgnait tantôt lun, tantôt lautre, sans
choisir, naccordant pas à celui-ci plus dattention
quà celui-là, indifférente à tous, et chacun lui
rendant, dun sourire ou dun petit geste très bref,
ou dun regard vif et rapide, lattention quelle lui
avait accordée. Du fond des loges obscures et du
milieu de lorchestre, dautres regards, brûlants
comme des volcans, sélançaient vers la belle
personne, mais ceux-là elle ne les voyait pas.
Enfin, si par hasard sa lorgnette se portait sur les
dames du vrai monde parisien, il y avait soudain,
dans son attitude, je ne sais quel air résigné et
humilié qui faisait peine. Au contraire elle
détournait la tête avec amertume, si par malheur
son regard venait à se poser sur quelquune de
ces renommées douteuses et de ces têtes
charmantes qui usurpent les plus belles stalles du
théâtre dans les grands jours.
Son compagnon, car cette fois elle avait un
cavalier, était un beau jeune homme à moitié
Parisien, et conservant encore quelques reliques
opulentes de la maison paternelle, quil était venu
manger, arpent par arpent, dans cette ville de
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perdition. Le jeune homme, à son aurore, était
fier de cette beauté à son apogée, et il nétait pas
fâché de sen faire honneur en montrant quelle
était bien à lui, et en lobsédant de ces mille
prévenances si chères à une jeune femme quand
elles viennent de lamant aimé, si déplaisantes
lorsquelles sadressent à une âme occupée autre
part... On lécoutait sans lentendre, on le
regardait sans le voir... Qua-t-il dit ? la dame
nen savait rien ; mais elle essayait de répondre,
et ces quelques paroles, qui navaient pas de sens,
devenaient pour elle une fatigue.
Ainsi, à leur insu, ils nétaient pas seuls dans
cette loge dont le prix représentait le pain dune
famille pour six mois. Entre elle et lui sétait
placé le compagnon assidu des âmes malades, des
coeurs blessés, des esprits à bout de tout ; lennui,
cet immense Méphistophélès des Marguerites
errantes, des Clarisses perdues, de toutes ces
divinités, filles du hasard, qui sen vont dans la
vie, à labandon.
Elle sennuyait donc, cette pécheresse,
entourée des adorations et des hommages de la
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jeunesse, et cet ennui même doit lui servir de
pardon et dexcuse, puisquil a été le châtiment
de ses prospérités passagères. Lennui a été le
grand mal de sa vie. À force davoir vu ses
affections brisées, à force dobéir à la nécessité
de ces liaisons éphémères et de passer dun
amour à un autre amour, sans savoir, hélas !
pourquoi donc elle étouffait si vite ce penchant
qui commençait à naître et ces tendresses à leur
aurore, elle était devenue indifférente à toutes
choses, oubliant lamour dhier et ne songeant
guère plus à lamour daujourdhui quà la
passion de demain.
Linfortunée ! elle avait besoin de solitude...,
elle se voyait obsédée. Elle avait besoin de
silence..., elle entendait sans fin et sans cesse les
mêmes paroles à son oreille lassée ! Elle voulait
être calme !... on la traînait dans les fêtes et dans
les tumultes. Elle eût voulu être aimée !... on lui
disait quelle était belle ! Aussi sabandonnaitelle,
sans résistance, à ce tourbillon qui la
dévorait ! Quelle jeunesse !... et comme on
comprend cette parole de mademoiselle de
Lenclos, lorsque, arrivée au comble de ses
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prospérités, pareilles à des fables, amie du prince
de Condé et de madame de Maintenon, elle disait
avec un profond soupir de regret : « Qui meût
proposé une pareille vie, je serais morte deffroi
et de douleur ! »
Lopéra achevé, cette belle personne quitta la
place ; la soirée était à peine au milieu de son
cours. On attendait Bouffé, mademoiselle Déjazet
et les farceurs du Palais-Royal, sans compter le
ballet où la Carlotta devait danser, légère et
charmante, à ses premiers jours denivrement et
de poésie... Elle ne voulut pas attendre le
vaudeville ; elle voulut partir tout de suite et
rentrer chez elle, quand tant de gens avaient
encore trois heures de plaisir, au son de ces
musiques et sous ces lustres enflammés !
Je la vis sortir de sa loge, et senvelopper ellemême
dans son manteau doublé de la fourrure
dune hermine précoce. Le jeune homme qui
lavait amenée là paraissait contrarié, et comme il
navait plus à se parer de cette femme, il ne
sinquiétait plus quelle eût froid. Je me souviens
même de lui avoir aidé à relever son manteau sur
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son épaule, qui était très blanche, et elle me
regarda, sans me reconnaître, avec un petit
sourire douloureux quelle reporta sur le grand
jeune homme, qui était occupé en ce moment à
payer louvreuse de loges, et à lui faire changer
une pièce de cinq francs. Gardez tout, madame,
dit-elle à louvreuse en lui faisant un beau salut.
Je la vis descendre le grand escalier à droite, sa
robe blanche se détachant de son manteau rouge,
et son mouchoir attaché sur sa tête, par-dessous
son menton ; la dentelle jalouse retombait un peu
sur ses yeux, mais quimporte ! la dame avait
joué son rôle, sa journée était achevée, et elle ne
songeait plus à être belle... Elle a dû laisser le
jeune homme à sa porte ce soir-là.
Une chose digne de remarque et tout à sa
louange, cest que cette jeune femme, qui a
dépensé dans les heures de sa jeunesse lor et
largent à pleines mains, car elle unissait le
caprice à la bienfaisance, et elle estimait peu ce
triste argent qui lui coûtait si cher, na été
lhéroïne daucune de ces histoires de ruine et de
scandale, de jeu, de dettes et de duels, que tant
dautres femmes, à sa place, eussent soulevées
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sur leur passage. Au contraire, on na parlé autour
delle que de sa beauté, de ses triomphes, de son
goût pour les beaux ajustements, des modes
quelle savait trouver et de celles quelle
imposait. On na jamais raconté, à son propos, les
fortunes disparues, les captivités de la prison pour
dettes, et les trahisons, qui sont
laccompagnement ordinaire des ténébreuses
amours. Il y avait certainement, autour de cette
personne, enlevée si tôt par la mort, une certaine
tenue, une certaine décence irrésistible. Elle a
vécu à part, même dans le monde à part quelle
habitait, et dans une région plus calme et plus
sereine, bien quà tout prendre, hélas ! elle habitât
les régions où tout se perd.
Je lai revue, une troisième fois, à
linauguration du chemin de fer du Nord, dans
ces fêtes que donna Bruxelles à la France,
devenue sa voisine et sa commensale. Dans cette
gare, immense rendez-vous des chemins de fer de
tout le Nord, la Belgique avait réuni toutes ses
splendeurs : les arbustes de ses serres, les fleurs
de ses jardins, les diamants de ses couronnes.
Une foule incroyable duniformes, de cordons, de
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diamants et de robes de gaze encombrait cet
emplacement dune fête quon ne reverra pas. La
pairie française et la noblesse allemande, et la
Belgique espagnole, et les Flandres et la Hollande
parée de ses antiques bijoux, contemporains du
roi Louis XIV et de sa cour, toutes les lourdes et
massives fortunes de lindustrie, et plus dune
élégante Parisienne, semblables à autant de
papillons dans une ruche dabeilles, étaient
accourues à cette fête de lindustrie et du voyage,
et du fer dompté et de la flamme obéissant au
temps vaincu. Pêle-mêle étrange où toutes les
forces et toutes les grâces de la création étaient
représentées, depuis le chêne jusquà la fleur, et
de la houille à laméthyste. Au milieu de ce
mouvement des peuples, des rois, des princes, des
artistes, des forgerons et des grandes coquettes de
lEurope, on vit apparaître, ou plutôt moi seul je
vis apparaître, plus pâle encore et plus blanche
que dhabitude, cette charmante personne déjà
frappée du mal invisible qui devait la traîner au
tombeau.
Elle était entrée dans ce bal, malgré son nom,
et à la faveur de son éblouissante beauté ! Elle
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attirait tous les regards, elle était suivie de tous
les hommages. Un murmure flatteur la saluait sur
son passage, et ceux mêmes qui la connaissaient,
sinclinaient devant elle ; elle cependant, toujours
aussi calme et retranchée dans son dédain
habituel, elle acceptait ces hommages comme si
ces hommages lui étaient dus. Elle ne sétonnait
pas, tant sen faut, de fouler les tapis que la reine
elle-même avait foulés ! Plus dun prince sarrêta
pour la voir, et ses regards lui firent entendre ce
que les femmes comprennent si bien : Je vous
trouve belle et je méloigne à regret ! Elle donnait
le bras, ce soir-là, à un autre étranger, à un
nouveau venu, blond comme un Allemand,
impassible comme un Anglais, très vêtu, très
serré dans son habit, très raide, et qui croyait
faire, en ce moment, on le voyait à sa démarche,
une de ces hardiesses sans nom, que les hommes
se reprochent jusquà leur dernier jour.
Lattitude de cet homme était déplaisante
certes pour la sensitive qui lui donnait le bras ;
elle le sentait, avec ce sixième sens qui était en
elle, et elle redoublait de hauteur, car son
merveilleux instinct lui disait que plus cet homme
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était étonné de son action, plus elle-même en
devait être insolente, et fouler dun pied
méprisant les remords de ce garçon effarouché.
Peu de gens ont compris ce quelle a dû souffrir
en ce moment, femme sans nom, au bras dun
homme sans nom, cet homme semblant donner le
signal de limprobation, et son attitude menaçante
indiquant suffisamment une âme inquiète, un
coeur indécis, un esprit mal à laise. Mais cet
Anglo-Allemand fut cruellement châtié de ses
angoisses intimes, lorsquau détour dun grand
sentier de lumière et de verdure, notre Parisienne
eut fait la rencontre dun ami à elle, dun ami
sans prétention, qui lui demandait, de temps à
autre, un doigt de sa main et un sourire de ses
lèvres, un artiste de notre monde, un peintre qui
savait mieux que personne, layant si peu vue, à
quel point elle était un parfait modèle de toutes
les élégances et de toutes les séductions de la
jeunesse.
Ah ! vous voilà, lui dit-elle, donnez-moi le
bras et dansons ! et, quittant le bras officiel de
son cavalier, la voilà qui se met à valser la valse à
deux temps, qui est la séduction même, quand
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elle obéit à linspiration de Strauss, et quelle
arrive tout énamourée des bords du Rhin
allemand, sa vraie patrie ! Elle dansait à
merveille, ni trop vive, ni trop penchée, obéissant
à la cadence intérieure autant quà la mesure
visible, touchant à peine dun pied léger ce sol
élastique, et bondissante et reposée, et les yeux
sur les yeux de son danseur.
On fit cercle autour de lun et de lautre, et
cétait à qui serait touché par ces beaux cheveux
qui suivaient le mouvement de la valse rapide, et
cétait à qui frôlerait cette robe légère empreinte
de ces parfums légers, et peu à peu le cercle se
rétrécissant, et les autres danseurs sarrêtant pour
les voir, il advint que le grand jeune homme...
celui qui lavait amenée en ce bal, la perdit dans
la foule, et quil voulut en vain retrouver ce bras
charmant, auquel il avait prêté le sien avec tant de
répugnance... Le bras et la personne et lartiste,
on ne put pas les retrouver.
Le surlendemain de cette fête, elle vint de
Bruxelles à Spa, par une belle journée, à lheure
où ces montagnes couvertes de verdure laissent
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pénétrer le soleil, heure charmante ! On voit alors
accourir toute sorte de malades heureux, qui
viennent se reposer des fêtes de lhiver passé,
afin dêtre mieux préparés aux joies de lhiver à
venir. À Spa on ne connaît pas dautre fièvre que
la fièvre du bal, et pas dautres langueurs que
celles de labsence, et pas dautres remèdes que
la causerie et la danse et la musique, et lémotion
du jeu, le soir, lorsque la Redoute sillumine de
toutes ses clartés et que lécho des montagnes
renvoie en mille éclats les sons enivrants de
lorchestre. À Spa, la Parisienne fut accueillie
avec un empressement assez rare dans ce village
un peu effarouché, qui abandonne volontiers à
Bade, sa rivale, les belles personnes sans nom,
sans mari et sans position officielle. À Spa aussi,
ce fut un étonnement général quand on apprit
quune si jeune femme était sérieusement malade,
et les médecins affligés avouèrent quen effet ils
avaient rarement rencontré plus de résignation
unie à plus de courage.
Sa santé fut interrogée avec un grand soin,
avec un grand zèle, et après une consultation
sérieuse on lui conseilla le calme, le repos, le
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sommeil, le silence, ces beaux rêves de sa vie ! À
ces conseils elle se prit à sourire en hochant la
tête dun petit air dincrédulité, car elle savait que
tout lui était possible, excepté la possession de
ces heures choisies, qui sont le partage de
certaines femmes, et qui nappartiennent quà
elles seules. Elle promit cependant dobéir
pendant quelques jours, et de sastreindre à ce
régime disolement ; mais, vains efforts ! on la vit
quelque temps après, ivre et folle dune joie
factice, franchissant, à cheval, les passages les
plus difficiles, étonnant de sa gaieté cette allée de
Sept-Heures qui lavait trouvée rêveuse et lisant
tout bas sous les arbres.
Bientôt elle devint la lionne de ces beaux
lieux. Elle présida à toutes les fêtes ; elle donnait
le mouvement au bal ; elle imposait ses airs
favoris à lorchestre, et la nuit venue, à lheure où
un peu de sommeil lui eut fait tant de bien, elle
épouvantait les plus intrépides joueurs par les
masses dor qui samoncelaient devant elle, et
quelle perdait tout dun coup, indifférente au
gain, indifférente à la perte. Elle avait appelé le
jeu comme un appendice à sa profession, comme
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un moyen de tuer les heures qui la tuaient. Telle
quelle était, cependant elle eut encore cette
chance heureuse, dans le jeu cruel de sa vie,
quelle avait conservé des amis, chose rare ! et
cest même un des signes de ces liaisons funestes
de ne laisser que cendre et poussière, vanité et
néant, après les adorations ! Et que de fois
lamant a passé près de sa maîtresse sans la
reconnaître, et que de fois la malheureuse a
appelé, mais en vain, à son secours !... Que de
fois cette main vouée aux fleurs sest vainement
tendue à laumône et au pain dur !
Il nen fut pas ainsi pour notre héroïne, elle
tomba sans se plaindre, et tombée, elle retrouva
aide, appui et protection parmi les adorateurs
passionnés de ses beaux jours. Ces gens qui
avaient été rivaux, et peut-être ennemis,
sentendirent pour veiller au chevet de la malade,
pour expier les nuits folles par des nuits
sérieuses, quand la mort approche, et que le voile
se déchire, et que la victime couchée là et son
complice comprennent enfin la vérité de cette
parole sérieuse : Væ ridentibus ! Malheur à celles
qui rient ! Malheur ! cest-à-dire malheur aux
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joies profanes, malheur aux amours vagabondes,
malheur aux changeantes passions, malheur à la
jeunesse qui ségare dans les sentiers mauvais,
car à certains détours du sentier, il faut
nécessairement revenir sur ses pas, et tomber
dans les abîmes où lon tombe à vingt ans.
Elle mourut ainsi, doucement bercée et
consolée en mille paroles touchantes, en mille
soins fraternels ; elle navait plus damants,...
jamais elle navait eu tant damis, et cependant
elle ne regretta pas la vie. Elle savait ce qui
lattendait si elle revenait à la santé, et quil
faudrait reporter, de nouveau, à ses lèvres
décolorées, cette coupe du plaisir dont elle avait
touché la lie avant le temps ; elle mourut donc en
silence, cachée en sa mort encore plus quelle ne
sétait montrée dans sa vie, et après tant de luxe
et tant de scandales, elle eut le bon goût suprême
de vouloir être enterrée à la pointe du jour, à
quelque place cachée et solitaire, sans embarras,
sans bruit, absolument comme une honnête mère
de famille qui sen irait rejoindre son mari, son
père, sa mère et ses enfants, et tout ce quelle
aimait, dans ce cimetière qui est là-bas.
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Il arriva cependant, malgré elle, que sa mort
fut une espèce dévénement ; on en parla trois
jours ; et cest beaucoup dans cette ville des
passions savantes et des fêtes sans cesse
renaissantes et jamais assouvies. On ouvrit, au
bout de trois jours, la porte fermée de sa maison.
Les longues fenêtres qui donnaient sur le
boulevard, vis-à-vis de léglise de la Madeleine,
sa patronne, laissèrent de nouveau pénétrer lair
et le soleil dans ces murailles où elle sétait
éteinte. On eût dit que la jeune femme allait
reparaître en ces demeures. Pas une des senteurs
de la mort nétait restée entre ces rideaux soyeux,
dans ces longues draperies aux reflets favorables,
sur ces tapis des Gobelins où la fleur semblait
naître, touchée à peine par ce pied denfant.
Chaque meuble de cet appartement somptueux
était en ordre et à sa place ; le lit sur lequel elle
était morte, était à peine affaissé. Au chevet du
lit, un tabouret conservait lempreinte des genoux
de lhomme qui lui avait fermé les yeux. Cette
horloge des temps anciens qui avait sonné lheure
à madame de Pompadour et à madame Dubarry,
sonnait lheure encore, comme autrefois ; les
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candélabres dargent étaient chargés de bougies
préparées pour la dernière causerie du soir ; dans
les jardinières, la rose des quatre saisons et la
bruyère durable se débattaient, à leur tour, contre
la mort. Elles se mouraient, faute dun peu
deau..., leur maîtresse était morte, faute dun peu
de bonheur et despérance.
Hélas ! aux murailles étaient suspendus les
tableaux de Diaz quelle avait adopté, une des
premières, comme le peintre véritable du
printemps de lannée, et son portrait que Vidal
avait tracé aux trois crayons. Vidal avait fait de
cette belle tête une tête ravissante et chaste, dune
élégance finie, et depuis que cette déesse est
morte, il na plus voulu dessiner que dhonnêtes
femmes, ayant fait pour celle-là une exception
qui a tant servi à la naissante renommée du
peintre et du modèle !
Tout parlait delle encore ! Les oiseaux
chantaient dans leur cage dorée ; dans les
meubles de Boule, à travers les glaces
transparentes, on voyait réunis, choix admirable
et digne dun antiquaire excellent et riche, les
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plus rares chefs-doeuvre de la manufacture de
Sèvres, les peintures les plus exquises de la Saxe,
les émaux de Petitot, les nudités de Klinstadt, les
Pampines de Boucher. Elle aimait ce petit art
coquet, gracieux, élégant, où le vice même a son
esprit, où linnocence a ses nudités ; elle aimait
les bergers et les bergères en biscuit, les bronzes
florentins, les terres cuites, les émaux, toutes les
recherches du goût et du luxe des sociétés
épuisées. Elle y voyait autant demblèmes de sa
beauté et de sa vie. Hélas ! elle était, elle aussi,
un ornement inutile, une fantaisie, un jouet
frivole qui se brise au premier choc, un produit
brillant dune société expirante, un oiseau de
passage, une aurore dun instant.
Elle avait poussé si loin la science du bien-être
intérieur, et ladoration du soi-même, que rien ne
saurait se comparer à ses habits, à son linge, aux
plus petits détails de son service, car la parure de
sa beauté était, à tout prendre, la plus chère et la
plus charmante occupation de sa jeunesse.
Jai entendu les plus grandes dames et les plus
habiles coquettes de Paris sétonner de lart et de
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la recherche de ses moindres instruments de
toilette. Son peigne fut poussé à un prix fou ; sa
brosse pour les cheveux sest payée au poids de
lor. On a vendu des gants qui lui avaient servi,
tant sa main était belle. On a vendu des bottines
quelle avait portées, et les honnêtes femmes ont
lutté entre elles à qui mettrait ce soulier de
Cendrillon. Tout sest vendu, même son plus
vieux châle qui avait déjà trois ans ; même son
ara au brillant plumage, qui répétait une petite
mélodie assez triste que sa maîtresse lui avait
apprise ; on a vendu ses portraits, on a vendu ses
billets damour, on a vendu ses cheveux, tout y
passa, et sa famille qui détournait la vue quand
cette femme se promenait dans sa voiture
armoriée, au grand galop de ses chevaux anglais,
se gorgea triomphalement de tout lor que ces
dépouilles avaient produit. Ils nont rien gardé de
ce qui lui avait appartenu, par respect pour euxmêmes.
Chastes gens !
Telle était cette femme à part, même dans les
passions parisiennes, et vous pensez si je fus
étonné quand parut ce livre dun intérêt si vif, et
surtout dune vérité toute récente et toute jeune,
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intitulé : la Dame aux Camélias. On en a parlé
tout dabord, comme on parle dordinaire des
pages empreintes de lémotion sincère de la
jeunesse, et chacun se plaisait à dire que le fils
dAlexandre Dumas, à peine échappé du collège,
marchait déjà dun pas sûr à la trace brillante de
son père. Il en avait la vivacité et lémotion
intérieure ; il en avait le style vif, rapide et avec
un peu de ce dialogue si naturel, si facile et si
varié qui donne aux romans de ce grand
inventeur, le charme, le goût et laccent de la
comédie.
Ainsi le livre obtint un grand succès, mais
bientôt les lecteurs, en revenant sur leur
impression fugitive, firent cette observation que
la Dame aux Camélias nétait pas un roman en
lair, que cette femme avait dû vivre et quelle
avait vécu dune vie récente ; que ce drame
nétait pas un drame imaginé à plaisir, mais au
contraire une tragédie intime, dont la
représentation était toute vraie et toute saignante.
Alors on sinquiéta fort du nom de lhéroïne, de
sa position dans le monde, de la fortune, de
lornement et du bruit de ses amours. Le public
29
qui veut tout savoir et qui sait tout en fin de
compte, apprit lun après lautre, tous ces détails,
et le livre lu, on voulait le relire, et il arriva
naturellement que la vérité étant connue, rejaillit
sur lintérêt du récit.
Or voilà comme il se fait, par un bonheur
extraordinaire, que ce livre imprimé avec le sansgêne
dun futile roman, à peine destiné à vivre un
jour, se réimprime aujourdhui, avec tous les
honneurs dun livre accepté de tous ! Lisez-le, et
vous reconnaîtrez dans ses moindres détails
lhistoire touchante dont ce jeune homme si
heureusement doué a écrit lélégie et le drame
avec tant de larmes, de succès et de bonheur.
Jules JANIN.
30
La dame aux camélias
31
I
Mon avis est quon ne peut créer des
personnages que lorsque lon a beaucoup étudié
les hommes, comme on ne peut parler une langue
quà la condition de lavoir sérieusement apprise.
Nayant pas encore lâge où lon invente, je
me contente de raconter.
Jengage donc le lecteur à être convaincu de la
réalité de cette histoire, dont tous les
personnages, à lexception de lhéroïne, vivent
encore.
Dailleurs, il y a à Paris des témoins de la
plupart des faits que je recueille ici, et qui
pourraient les confirmer, si mon témoignage ne
suffisait pas. Par une circonstance particulière,
seul je pouvais les écrire, car seul jai été le
confident des derniers détails sans lesquels il eût
été impossible de faire un récit intéressant et
complet.
32
Or, voici comment ces détails sont parvenus à
ma connaissance. Le 12 du mois de mars 1847,
je lus, dans la rue Laffitte, une grande affiche
jaune annonçant une vente de meubles et de
riches objets de curiosité. Cette vente avait lieu
après décès. Laffiche ne nommait pas la
personne morte, mais la vente devait se faire rue
dAntin, n° 9, le 16, de midi à cinq heures.
Laffiche portait en outre que lon pourrait, le
13 et le 14, visiter lappartement et les meubles.
Jai toujours été amateur de curiosités. Je me
promis de ne pas manquer cette occasion, sinon
den acheter, du moins den voir.
Le lendemain, je me rendis rue dAntin, n° 9.
Il était de bonne heure, et cependant il y avait
déjà dans lappartement des visiteurs et même
des visiteuses, qui, quoique vêtues de velours,
couvertes de cachemires et attendues à la porte
par leurs élégants coupés, regardaient avec
étonnement, avec admiration même, le luxe qui
sétalait sous leurs yeux.
Plus tard, je compris cette admiration et cet
33
étonnement, car, métant mis aussi à examiner, je
reconnus aisément que jétais dans lappartement
dune femme entretenue. Or, sil y a une chose
que les femmes du monde désirent voir, et il y
avait là des femmes du monde, cest lintérieur de
ces femmes, dont les équipages éclaboussent
chaque jour le leur, qui ont, comme elles et à côté
delles, leur loge à lOpéra et aux Italiens, et qui
étalent, à Paris, linsolente opulence de leur
beauté, de leurs bijoux et de leurs scandales.
Celle chez qui je me trouvais était morte : les
femmes les plus vertueuses pouvaient donc
pénétrer jusque dans sa chambre. La mort avait
purifié lair de ce cloaque splendide, et dailleurs
elles avaient pour excuse, sil en était besoin,
quelles venaient à une vente sans savoir chez qui
elles venaient. Elles avaient lu des affiches, elles
voulaient visiter ce que ces affiches promettaient
et faire leur choix à lavance ; rien de plus
simple ; ce qui ne les empêchait pas de chercher,
au milieu de toutes ces merveilles, les traces de
cette vie de courtisane dont on leur avait fait, sans
doute, de si étranges récits.
34
Malheureusement les mystères étaient morts
avec la déesse, et, malgré toute leur bonne
volonté, ces dames ne surprirent que ce qui était à
vendre depuis le décès, et rien de ce qui se
vendait du vivant de la locataire.
Du reste, il y avait de quoi faire des emplettes.
Le mobilier était superbe. Meubles de bois de
rose et de Boule, vases de Sèvres et de Chine,
statuettes de Saxe, satin, velours et dentelle, rien
ny manquait.
Je me promenai dans lappartement et je suivis
les nobles curieuses qui my avaient précédé.
Elles entrèrent dans une chambre tendue détoffe
perse, et jallais y entrer aussi, quand elles en
sortirent presque aussitôt en souriant et comme si
elles eussent eu honte de cette nouvelle curiosité.
Je nen désirai que plus vivement pénétrer dans
cette chambre. Cétait le cabinet de toilette,
revêtu de ses plus minutieux détails, dans
lesquels paraissait sêtre développée au plus haut
point la prodigalité de la morte.
Sur une grande table, adossée au mur, table de
trois pieds de large sur six de long, brillaient tous
35
les trésors dAucoc et dOdiot. Cétait là une
magnifique collection, et pas un de ces mille
objets, si nécessaires à la toilette dune femme
comme celle chez qui nous étions, nétait en autre
métal quor ou argent. Cependant cette collection
navait pu se faire que peu à peu, et ce nétait pas
le même amour qui lavait complétée.
Moi qui ne meffarouchais pas à la vue du
cabinet de toilette dune femme entretenue, je
mamusais à en examiner les détails, quels quils
fussent, et je maperçus que tous ces ustensiles
magnifiquement ciselés portaient des initiales
variées et des couronnes différentes.
Je regardais toutes ces choses dont chacune
me représentait une prostitution de la pauvre fille,
et je me disais que Dieu avait été clément pour
elle, puisquil navait pas permis quelle en
arrivât au châtiment ordinaire, et quil lavait
laissée mourir dans son luxe et sa beauté, avant la
vieillesse, cette première mort des courtisanes.
En effet, quoi de plus triste à voir que la
vieillesse du vice, surtout chez la femme ? Elle ne
renferme aucune dignité et ninspire aucun
36
intérêt. Ce repentir éternel, non pas de la
mauvaise route suivie, mais des calculs mal faits
et de largent mal employé, est une des plus
attristantes choses que lon puisse entendre. Jai
connu une ancienne femme galante à qui il ne
restait plus de son passé quune fille presque
aussi belle que, au dire de ses contemporains,
avait été sa mère. Cette pauvre enfant à qui sa
mère navait jamais dit : tu es ma fille, que pour
lui ordonner de nourrir sa vieillesse comme ellemême
avait nourri son enfance, cette pauvre
créature se nommait Louise, et, obéissant à sa
mère, elle se livrait sans volonté, sans passion,
sans plaisir, comme elle eût fait un métier si lon
eût songé à lui en apprendre un.
La vue continuelle de la débauche, une
débauche précoce, alimentée par létat
continuellement maladif de cette fille, avait éteint
en elle lintelligence du mal et du bien que Dieu
lui avait donnée peut-être, mais quil nétait venu
à lidée de personne de développer.
Je me rappellerai toujours cette jeune fille, qui
passait sur les boulevards presque tous les jours à
37
la même heure. Sa mère laccompagnait sans
cesse, aussi assidûment quune vraie mère eût
accompagné sa vraie fille. Jétais bien jeune
alors, et prêt à accepter pour moi la facile morale
de mon siècle. Je me souviens cependant que la
vue de cette surveillance scandaleuse minspirait
le mépris et le dégoût.
Joignez à cela que jamais visage de vierge
neut un pareil sentiment dinnocence, une
pareille expression de souffrance mélancolique.
On eût dit une figure de la Résignation.
Un jour, le visage de cette fille séclaira. Au
milieu des débauches dont sa mère tenait le
programme, il sembla à la pécheresse que Dieu
lui permettait un bonheur. Et pourquoi, après
tout, Dieu, qui lavait faite sans force, laurait-il
laissée sans consolation, sous le poids douloureux
de sa vie ? Un jour donc, elle saperçut quelle
était enceinte, et ce quil y avait en elle de chaste
encore tressaillit de joie. Lâme a détranges
refuges. Louise courut annoncer à sa mère cette
nouvelle qui la rendait si joyeuse. Cest honteux à
dire, cependant nous ne faisons pas ici de
38
limmoralité à plaisir, nous racontons un fait vrai,
que nous ferions peut-être mieux de taire, si nous
ne croyions quil faut de temps en temps révéler
les martyres de ces êtres, que lon condamne sans
les entendre, que lon méprise sans les juger ;
cest honteux, disons-nous, mais la mère répondit
à sa fille quelles navaient déjà pas trop pour
deux et quelles nauraient pas assez pour trois ;
que de pareils enfants sont inutiles et quune
grossesse est du temps perdu.
Le lendemain, une sage-femme, que nous
signalons seulement comme lamie de la mère,
vint voir Louise, qui resta quelques jours au lit, et
sen releva plus pâle et plus faible quautrefois.
Trois mois après, un homme se prit de pitié
pour elle et entreprit sa guérison morale et
physique ; mais la dernière secousse avait été trop
violente, et Louise mourut des suites de la fausse
couche quelle avait faite.
La mère vit encore : comment ? Dieu le sait.
Cette histoire métait revenue à lesprit
pendant que je contemplais les nécessaires
dargent, et un certain temps sétait écoulé, à ce
39
quil paraît, dans ces réflexions, car il ny avait
plus dans lappartement que moi et un gardien
qui, de la porte, examinait avec attention si je ne
dérobais rien.
Je mapprochai de ce brave homme à qui
jinspirais de si graves inquiétudes.
Monsieur, lui dis-je, pourriez-vous me dire
le nom de la personne qui demeurait ici ?
Mademoiselle Marguerite Gautier.
Je connaissais cette fille de nom et de vue.
Comment ! dis-je au gardien, Marguerite
Gautier est morte ?
Oui, monsieur.
Et quand cela ?
Il y a trois semaines, je crois.
Et pourquoi laisse-t-on visiter
lappartement ?
Les créanciers ont pensé que cela ne pouvait
que faire monter la vente. Les personnes peuvent
voir davance leffet que font les étoffes et les
meubles ; vous comprenez, cela encourage à
40
acheter.
Elle avait donc des dettes ?
Oh ! monsieur, en quantité.
Mais la vente les couvrira sans doute ?
Et au-delà.
À qui reviendra le surplus, alors ?
À sa famille.
Elle a donc une famille ?
À ce quil paraît.
Merci, monsieur.
Le gardien, rassuré sur mes intentions, me
salua, et je sortis.
Pauvre fille ! me disais-je en rentrant chez
moi, elle a dû mourir bien tristement, car, dans
son monde, on na damis quà la condition quon
se portera bien. Et malgré moi je mapitoyais sur
le sort de Marguerite Gautier.
Cela paraîtra peut-être ridicule à bien des
gens, mais jai une indulgence inépuisable pour
les courtisanes, et je ne me donne même pas la
41
peine de discuter cette indulgence.
Un jour, en allant prendre un passeport à la
préfecture, je vis dans une des rues adjacentes
une fille que deux gendarmes emmenaient.
Jignore ce quavait fait cette fille ; tout ce que je
puis dire, cest quelle pleurait à chaudes larmes
en embrassant un enfant de quelques mois dont
son arrestation la séparait. Depuis ce jour, je nai
plus su mépriser une femme à première vue.
42
II
La vente était pour le 16.
Un jour dintervalle avait été laissé entre les
visites et la vente pour donner aux tapissiers le
temps de déclouer les tentures, rideaux, etc.
À cette époque, je revenais de voyage. Il était
assez naturel que lon ne meût pas appris la mort
de Marguerite comme une de ces grandes
nouvelles que ses amis apprennent toujours à
celui qui revient dans la capitale des nouvelles.
Marguerite était jolie, mais autant la vie
recherchée de ces femmes fait de bruit, autant
leur mort en fait peu. Ce sont de ces soleils qui se
couchent comme ils se sont levés, sans éclat.
Leur mort, quand elles meurent jeunes, est
apprise de tous leurs amants en même temps, car,
à Paris presque tous les amants dune fille connue
vivent en intimité. Quelques souvenirs
séchangent à son sujet, et la vie des uns et des
43
autres continue sans que cet incident la trouble
même dune larme.
Aujourdhui, quand on a vingt-cinq ans, les
larmes deviennent une chose si rare quon ne peut
les donner à la première venue. Cest tout au plus
si les parents qui payent pour être pleurés le sont
en raison du prix quils y mettent.
Quant à moi, quoique mon chiffre ne se
retrouvât sur aucun des nécessaires de
Marguerite, cette indulgence instinctive, cette
pitié naturelle que je viens davouer tout à lheure
me faisaient songer à sa mort plus longtemps
quelle ne méritait peut-être que jy songeasse.
Je me rappelais avoir rencontré Marguerite
très souvent aux Champs-Élysées, où elle venait
assidûment, tous les jours, dans un petit coupé
bleu attelé de deux magnifiques chevaux bais, et
avoir alors remarqué en elle une distinction peu
commune à ses semblables, distinction que
rehaussait encore une beauté vraiment
exceptionnelle.
Ces malheureuses créatures sont toujours,
quand elles sortent, accompagnées on ne sait de
44
qui.
Comme aucun homme ne consent à afficher
publiquement lamour nocturne quil a pour elles,
comme elles ont horreur de la solitude, elles
emmènent ou celles qui, moins heureuses, nont
pas de voiture, ou quelques-unes de ces vieilles
élégantes dont rien ne motive lélégance, et à qui
lon peut sadresser sans crainte, quand on veut
avoir quelques détails que ce soient sur la femme
quelles accompagnent.
Il nen était pas ainsi pour Marguerite. Elle
arrivait aux Champs-Élysées toujours seule, dans
sa voiture, où elle seffaçait le plus possible,
lhiver enveloppée dun grand cachemire, lété
vêtue de robes fort simples ; et, quoiquil y eût
sur sa promenade favorite bien des gens quelle
connût, quand par hasard elle leur souriait, le
sourire était visible pour eux seuls, et une
duchesse eût pu sourire ainsi.
Elle ne se promenait pas du rond-point à
lentrée des Champs-Élysées, comme le font et le
faisaient toutes ses collègues. Ses deux chevaux
lemportaient rapidement au Bois. Là, elle
45
descendait de voiture, marchait pendant une
heure, remontait dans son coupé, et rentrait chez
elle au grand trot de son attelage.
Toutes ces circonstances, dont javais
quelquefois été le témoin, repassaient devant moi,
et je regrettais la mort de cette fille comme on
regrette la destruction totale dune belle oeuvre.
Or, il était impossible de voir une plus
charmante beauté que celle de Marguerite.
Grande et mince jusquà lexagération, elle
possédait au suprême degré lart de faire
disparaître cet oubli de la nature par le simple
arrangement des choses quelle revêtait. Son
cachemire, dont la pointe touchait à terre, laissait
échapper de chaque côté les larges volants dune
robe de soie, et lépais manchon qui cachait ses
mains et quelle appuyait contre sa poitrine, était
entouré de plis si habilement ménagés, que loeil
navait rien à redire, si exigeant quil fut, au
contour des lignes.
La tête, une merveille, était lobjet dune
coquetterie particulière. Elle était toute petite, et
sa mère, comme dirait de Musset, semblait
46
lavoir faite ainsi pour la faire avec soin.
Dans un ovale dune grâce indescriptible,
mettez des yeux noirs surmontés de sourcils dun
arc si pur quil semblait peint ; voilez ces yeux de
grands cils qui, lorsquils sabaissaient, jetaient
de lombre sur la teinte rose des joues ; tracez un
nez fin, droit, spirituel, aux narines un peu
ouvertes par une aspiration ardente vers la vie
sensuelle ; dessinez une bouche régulière, dont
les lèvres souvraient gracieusement sur des dents
blanches comme du lait ; colorez la peau de ce
velouté qui couvre les pêches quaucune main na
touchées, et vous aurez lensemble de cette
charmante tête.
Les cheveux, noirs comme du jais, ondés
naturellement ou non, souvraient sur le front en
deux larges bandeaux, et se perdaient derrière la
tête, en laissant voir un bout des oreilles,
auxquelles brillaient deux diamants dune valeur
de quatre à cinq mille francs chacun.
Comment sa vie ardente laissait-elle au visage
de Marguerite lexpression virginale, enfantine
même qui le caractérisait, cest ce que nous
47
sommes forcés de constater sans le comprendre.
Marguerite avait delle un merveilleux portrait
fait par Vidal, le seul homme dont le crayon
pouvait la reproduire. Jai eu depuis sa mort ce
portrait pendant quelques jours à ma disposition,
et il était dune si étonnante ressemblance quil
ma servi à donner les renseignements pour
lesquels ma mémoire ne meût peut-être pas suffi.
Parmi les détails de ce chapitre, quelques-uns
ne me sont parvenus que plus tard ; mais je les
écris tout de suite pour navoir pas à y revenir,
lorsque commencera lhistoire anecdotique de
cette femme.
Marguerite assistait à toutes les premières
représentations et passait toutes ses soirées au
spectacle ou au bal. Chaque fois que lon jouait
une pièce nouvelle, on était sûr de ly voir, avec
trois choses qui ne la quittaient jamais, et qui
occupaient toujours le devant de sa loge de rezde-
chaussée : sa lorgnette, un sac de bonbons et
un bouquet de camélias.
Pendant vingt-cinq jours du mois, les camélias
étaient blancs, et pendant cinq ils étaient rouges ;
48
on na jamais su la raison de cette variété de
couleurs, que je signale sans pouvoir lexpliquer,
et que les habitués des théâtres où elle allait le
plus fréquemment et ses amis avaient remarquée
comme moi.
On navait jamais vu à Marguerite dautres
fleurs que des camélias. Aussi chez madame
Barjon, sa fleuriste, avait-on fini par la
surnommer la Dame aux Camélias, et ce surnom
lui était resté.
Je savais, en outre, comme tous ceux qui
vivent dans un certain monde, à Paris, que
Marguerite avait été la maîtresse des jeunes gens
les plus élégants, quelle le disait hautement, et
queux-mêmes sen vantaient, ce qui prouvait
quamants et maîtresse étaient contents lun de
lautre.
Cependant, depuis trois ans environ, depuis un
voyage à Bagnères, elle ne vivait plus, disait-on,
quavec un vieux duc étranger, énormément riche
et qui avait essayé de la détacher le plus possible
de sa vie passée, ce que, du reste, elle avait paru
se laisser faire dassez bonne grâce.
49
Voici ce quon ma raconté à ce sujet.
Au printemps de 1842, Marguerite était si
faible, si changée que les médecins lui
ordonnèrent les eaux, et quelle partit pour
Bagnères.
Là, parmi les malades, se trouvait la fille de ce
duc, laquelle avait non seulement la même
maladie, mais encore le même visage que
Marguerite, au point quon eût pu les prendre
pour les deux soeurs. Seulement la jeune duchesse
était au troisième degré de la phtisie, et peu de
jours après larrivée de Marguerite elle
succombait.
Un matin, le duc, resté à Bagnères comme on
reste sur le sol qui ensevelit une partie du coeur,
aperçut Marguerite au détour dune allée.
Il lui sembla voir passer lombre de son enfant
et, marchant vers elle, il lui prit les mains,
lembrassa en pleurant, et, sans lui demander qui
elle était, implora la permission de la voir et
daimer en elle limage vivante de sa fille morte.
Marguerite, seule à Bagnères avec sa femme
50
de chambre, et dailleurs nayant aucune crainte
de se compromettre, accorda au duc ce quil lui
demandait.
Il se trouvait à Bagnères des gens qui la
connaissaient, et qui vinrent officiellement avertir
le duc de la véritable position de mademoiselle
Gautier. Ce fut un coup pour le vieillard, car là
cessait la ressemblance avec sa fille ; mais il était
trop tard. La jeune femme était devenue un
besoin de son coeur et son seul prétexte, sa seule
excuse de vivre encore.
Il ne lui fit aucun reproche, il navait pas le
droit de lui en faire, mais il lui demanda si elle se
sentait capable de changer sa vie, lui offrant en
échange de ce sacrifice toutes les compensations
quelle pourrait désirer. Elle promit.
Il faut dire quà cette époque, Marguerite,
nature enthousiaste, était malade. Le passé lui
apparaissait comme une des causes principales de
sa maladie, et une sorte de superstition lui fit
espérer que Dieu lui laisserait la beauté et la
santé, en échange de son repentir et de sa
conversion.
51
En effet, les eaux, les promenades, la fatigue
naturelle et le sommeil lavaient à peu près
rétablie quand vint la fin de lété.
Le duc accompagna Marguerite à Paris, où il
continua de venir la voir comme à Bagnères.
Cette liaison, dont on ne connaissait ni la
véritable origine, ni le véritable motif, causa une
grande sensation ici, car le duc, connu par sa
grande fortune, se faisait connaître maintenant
par sa prodigalité.
On attribua au libertinage, fréquent chez les
vieillards riches, ce rapprochement du vieux duc
et de la jeune femme. On supposa tout, excepté
ce qui était.
Cependant le sentiment de ce père pour
Marguerite avait une cause si chaste, que tout
autre rapport que des rapports de coeur avec elle
lui eût semblé un inceste, et jamais il ne lui avait
dit un mot que sa fille neût pu entendre.
Loin de nous la pensée de faire de notre
héroïne autre chose que ce quelle était. Nous
dirons donc que tant quelle était restée à
52
Bagnères, la promesse faite au duc navait pas été
difficile à tenir, et quelle avait été tenue ; mais
une fois de retour à Paris, il avait semblé à cette
fille habituée à la vie dissipée, aux bals, aux
orgies même, que sa solitude, troublée seulement
par les visites périodiques du duc, la ferait mourir
dennui, et les souffles brûlants de sa vie
dautrefois passaient à la fois sur sa tête et sur son
coeur.
Ajoutez que Marguerite était revenue de ce
voyage plus belle quelle navait jamais été,
quelle avait vingt ans, et que la maladie
endormie, mais non vaincue, continuait à lui
donner ces désirs fiévreux qui sont presque
toujours le résultat des affections de poitrine.
Le duc eut donc une grande douleur le jour où
ses amis, sans cesse aux aguets pour surprendre
un scandale de la part de la jeune femme avec
laquelle il se compromettait, disaient-ils, vinrent
lui dire et lui prouver quà lheure où elle était
sûre de ne pas le voir venir, elle recevait des
visites, et que ces visites se prolongeaient souvent
jusquau lendemain.
53
Interrogée, Marguerite avoua tout au duc, lui
conseillant, sans arrière-pensée, de cesser de
soccuper delle, car elle ne se sentait pas la force
de tenir les engagements pris, et ne voulait pas
recevoir plus longtemps les bienfaits dun homme
quelle trompait.
Le duc resta huit jours sans paraître , ce fut
tout ce quil put faire, et, le huitième jour, il vint
supplier Marguerite de ladmettre encore, lui
promettant de laccepter telle quelle serait,
pourvu quil la vît, et lui jurant que, dût-il mourir,
il ne lui ferait jamais un reproche.
Voilà où en étaient les choses trois mois après
le retour de Marguerite, cest-à-dire en novembre
ou décembre 1842.
54
III
Le 16, à une heure, je me rendis rue dAntin.
De la porte cochère on entendait crier les
commissaires-priseurs.
Lappartement était plein de curieux.
Il y avait là toutes les célébrités du vice
élégant, sournoisement examinées par quelques
grandes dames qui avaient pris encore une fois le
prétexte de la vente, pour avoir le droit de voir de
près des femmes avec qui elles nauraient jamais
eu occasion de se retrouver, et dont elles
enviaient peut-être en secret les faciles plaisirs.
Madame la duchesse de F... coudoyait
mademoiselle A..., une des plus tristes épreuves
de nos courtisanes modernes ; madame la
marquise de T... hésitait pour acheter un meuble
sur lequel enchérissait madame D..., la femme
adultère la plus élégante et la plus connue de
55
notre époque ; le duc dY... qui passe à Madrid
pour se ruiner à Paris, à Paris pour se ruiner à
Madrid, et qui, somme toute, ne dépense même
pas son revenu, tout en causant avec madame
M..., une de nos plus spirituelles conteuses qui
veut bien de temps en temps écrire ce quelle dit
et signer ce quelle écrit, échangeait des regards
confidentiels avec madame de N..., cette belle
promeneuse des Champs-Élysées, presque
toujours vêtue de rose ou de bleu et qui fait
traîner sa voiture par deux grands chevaux noirs,
que Tony lui a vendus dix mille francs et...
quelle lui a payés ; enfin mademoiselle R... qui
se fait avec son seul talent le double de ce que les
femmes du monde se font avec leur dot, et le
triple de ce que les autres se font avec leurs
amours, était, malgré le froid, venue faire
quelques emplettes, et ce nétait pas elle quon
regardait le moins.
Nous pourrions citer encore les initiales de
bien des gens réunis dans ce salon, et bien
étonnés de se trouver ensemble ; mais nous
craindrions de lasser le lecteur.
56
Disons seulement que tout le monde était
dune gaieté folle, et que parmi toutes celles qui
se trouvaient là beaucoup avaient connu la morte,
et ne paraissaient pas sen souvenir.
On riait fort ; les commissaires criaient à tuetête
; les marchands qui avaient envahi les bancs
disposés devant les tables de vente essayaient en
vain dimposer silence, pour faire leurs affaires
tranquillement. Jamais réunion ne fut plus variée,
plus bruyante.
Je me glissai humblement au milieu de ce
tumulte attristant, quand je songeais quil avait
lieu près de la chambre où avait expiré la pauvre
créature dont on vendait les meubles pour payer
les dettes. Venu pour examiner plus que pour
acheter, je regardais les figures des fournisseurs
qui faisaient vendre, et dont les traits
sépanouissaient chaque fois quun objet arrivait
à un prix quils neussent pas espéré.
Honnêtes gens qui avaient spéculé sur la
prostitution de cette femme, qui avaient gagné
cent pour cent sur elle, qui avaient poursuivi de
papiers timbrés les derniers moments de sa vie, et
57
qui venaient après sa mort recueillir les fruits de
leurs honorables calculs en même temps que les
intérêts de leur honteux crédit.
Combien avaient raison les anciens qui
navaient quun même dieu pour les marchands et
pour les voleurs !
Robes, cachemires, bijoux se vendaient avec
une rapidité incroyable. Rien de tout cela ne me
convenait, et jattendais toujours.
Tout à coup jentendis crier :
Un volume, parfaitement relié, doré sur
tranche, intitulé : Manon Lescaut. Il y a quelque
chose décrit sur la première page. Dix francs.
Douze, dit une voix après un silence assez
long.
Quinze, dis-je.
Pourquoi ? Je nen savais rien. Sans doute
pour ce quelque chose décrit.
Quinze, répéta le commissaire-priseur.
Trente, fit le premier enchérisseur dun ton
qui semblait défier quon mît davantage.
58
Cela devenait une lutte.
Trente-cinq ! criai-je alors du même ton.
Quarante.
Cinquante.
Soixante.
Cent.
Javoue que si javais voulu faire de leffet,
jaurais complètement réussi, car à cette enchère
un grand silence se fit, et lon me regarda pour
savoir quel était ce monsieur qui paraissait si
résolu à posséder ce volume.
Il paraît que laccent donné à mon dernier mot
avait convaincu mon antagoniste : il préféra donc
abandonner un combat qui neût servi quà me
faire payer ce volume dix fois sa valeur, et,
sinclinant, il me dit fort gracieusement, quoique
un peu tard :
Je cède, monsieur.
Personne nayant plus rien dit, le livre me fut
adjugé.
Comme je redoutais un nouvel entêtement que
59
mon amour-propre eût peut-être soutenu, mais
dont ma bourse se fût certainement trouvée très
mal, je fis inscrire mon nom, mettre de côté le
volume, et je descendis. Je dus donner beaucoup
à penser aux gens qui, témoins de cette scène, se
demandèrent sans doute dans quel but jétais
venu payer cent francs un livre que je pouvais
avoir partout pour dix ou quinze francs au plus.
Une heure après javais envoyé chercher mon
achat.
Sur la première page était écrite à la plume, et
dune écriture élégante, la dédicace du donataire
de ce livre. Cette dédicace portait ces seuls mots :
Manon à Marguerite,
Humilité.
Elle était signée : Armand Duval.
Que voulait dire ce mot : humilité ?
Manon reconnaissait-elle dans Marguerite, par
lopinion de ce M. Armand Duval, une
60
supériorité de débauche ou de coeur ?
La seconde interprétation était la plus
vraisemblable, car la première neût été quune
impertinente franchise que neût pas acceptée
Marguerite, malgré son opinion sur elle-même.
Je sortis de nouveau et je ne moccupai plus de
ce livre que le soir lorsque je me couchai.
Certes, Manon Lescaut est une touchante
histoire dont pas un détail ne mest inconnu, et
cependant lorsque je trouve ce volume sous ma
main, ma sympathie pour lui mattire toujours, je
louvre et pour la centième fois je revis avec
lhéroïne de labbé Prévost. Or, cette héroïne est
tellement vraie, quil me semble lavoir connue.
Dans ces circonstances nouvelles, lespèce de
comparaison faite entre elle et Marguerite donnait
pour moi un attrait inattendu à cette lecture, et
mon indulgence saugmenta de pitié, presque
damour pour la pauvre fille à lhéritage de
laquelle je devais ce volume. Manon était morte
dans un désert, il est vrai, mais dans les bras de
lhomme qui laimait avec toutes les énergies de
lâme, qui, morte, lui creusa une fosse, larrosa de
61
ses larmes et y ensevelit son coeur ; tandis que
Marguerite, pécheresse comme Manon, et peutêtre
convertie comme elle, était morte au sein
dun luxe somptueux, sil fallait en croire ce que
javais vu, dans le lit de son passé, mais aussi au
milieu de ce désert du coeur, bien plus aride, bien
plus vaste, bien plus impitoyable que celui dans
lequel avait été enterrée Manon.
Marguerite, en effet, comme je lavais appris
de quelques amis informés des dernières
circonstances de sa vie, navait pas vu sasseoir
une réelle consolation à son chevet, pendant les
deux mois quavait duré sa lente et douloureuse
agonie.
Puis de Manon et de Marguerite ma pensée se
reportait sur celles que je connaissais et que je
voyais sacheminer en chantant vers une mort
presque toujours invariable.
Pauvres créatures ! Si cest un tort de les
aimer, cest bien le moins quon les plaigne.
Vous plaignez laveugle qui na jamais vu les
rayons du jour, le sourd qui na jamais entendu
les accords de la nature, le muet qui na jamais pu
62
rendre la voix de son âme, et, sous un faux
prétexte de pudeur, vous ne voulez pas plaindre
cette cécité du coeur, cette surdité de lâme, ce
mutisme de la conscience qui rendent folle la
malheureuse affligée et qui la font malgré elle
incapable de voir le bien, dentendre le Seigneur
et de parler la langue pure de lamour et de la foi.
Hugo a fait Marion Delorme, Musset a fait
Bernerette, Alexandre Dumas a fait Fernande, les
penseurs et les poètes de tous les temps ont
apporté à la courtisane loffrande de leur
miséricorde, et quelquefois un grand homme les a
réhabilitées de son amour et même de son nom.
Si jinsiste ainsi sur ce point, cest que, parmi
ceux qui vont me lire, beaucoup peut-être sont
déjà prêts à rejeter ce livre, dans lequel ils
craignent de ne voir quune apologie du vice et
de la prostitution, et lâge de lauteur contribue
sans doute encore à motiver cette crainte. Que
ceux qui penseraient ainsi se détrompent, et quils
continuent, si cette crainte seule les retenait.
Je suis tout simplement convaincu dun
principe qui est que : pour la femme à qui
63
léducation na pas enseigné le bien, Dieu ouvre
presque toujours deux sentiers qui ly ramènent ;
ces sentiers sont la douleur et lamour. Ils sont
difficiles ; celles qui sy engagent sy
ensanglantent les pieds, sy déchirent les mains,
mais elles laissent en même temps aux ronces de
la route les parures du vice et arrivent au but avec
cette nudité dont on ne rougit pas devant le
Seigneur.
Ceux qui rencontrent ces voyageuses hardies
doivent les soutenir et dire à tous quils les ont
rencontrées, car, en le publiant ils montrent la
voie.
Il ne sagit pas de mettre tout bonnement à
lentrée de la vie deux poteaux, portant lun cette
inscription : Route du bien, lautre cet
avertissement : Route du mal, et de dire à ceux
qui se présentent : Choisissez ; il faut, comme le
Christ, montrer des chemins qui ramènent de la
seconde route à la première ceux qui sétaient
laissé tenter par les abords ; et il ne faut pas
surtout que le commencement de ces chemins
soit trop douloureux, ni paraisse trop
64
impénétrable.
Le christianisme est là avec sa merveilleuse
parabole de lenfant prodigue pour nous
conseiller lindulgence et le pardon. Jésus était
plein damour pour ces âmes blessées par les
passions des hommes, et dont il aimait à panser
les plaies en tirant le baume qui devait les guérir
des plaies elles-mêmes. Ainsi, il disait à
Madeleine : « Il te sera beaucoup remis parce que
tu as beaucoup aimé », sublime pardon qui devait
éveiller une foi sublime.
Pourquoi nous ferions-nous plus rigides que le
Christ ? Pourquoi, nous en tenant obstinément
aux opinions de ce monde qui se fait dur pour
quon le croie fort, rejetterions-nous avec lui des
âmes saignantes souvent de blessures par où,
comme le mauvais sang dun malade, sépanche
le mal de leur passé, et nattendant quune main
amie qui les panse et leur rende la convalescence
du coeur ?
Cest à ma génération que je madresse, à ceux
pour qui les théories de M. de Voltaire nexistent
heureusement plus, à ceux qui, comme moi,
65
comprennent que lhumanité est depuis quinze
ans dans un de ses plus audacieux élans. La
science du bien et du mal est à jamais acquise ; la
foi se reconstruit, le respect des choses saintes
nous est rendu, et si le monde ne se fait pas tout à
fait bon, il se fait du moins meilleur. Les efforts
de tous les hommes intelligents tendent au même
but, et toutes les grandes volontés sattellent au
même principe : soyons bons, soyons jeunes,
soyons vrais ! Le mal nest quune vanité, ayons
lorgueil du bien, et surtout ne désespérons pas.
Ne méprisons pas la femme qui nest ni mère, ni
soeur, ni fille, ni épouse. Ne réduisons pas
lestime à la famille, lindulgence à légoïsme.
Puisque le ciel est plus en joie pour le repentir
dun pécheur que pour cent justes qui nont
jamais péché, essayons de réjouir le ciel. Il peut
nous le rendre avec usure. Laissons sur notre
chemin laumône de notre pardon à ceux que les
désirs terrestres ont perdus, que sauvera peut-être
une espérance divine, et, comme disent les
bonnes vieilles femmes quand elles conseillent un
remède de leur façon, si cela ne fait pas de bien,
cela ne peut pas faire de mal.
66
Certes, il doit paraître bien hardi à moi de
vouloir faire sortir ces grands résultats du mince
sujet que je traite ; mais je suis de ceux qui
croient que tout est dans peu. Lenfant est petit, et
il renferme lhomme ; le cerveau est étroit, et il
abrite la pensée ; loeil nest quun point, et il
embrasse des lieues.
67
IV
Deux jours après, la vente était complètement
terminée. Elle avait produit cent cinquante mille
francs.
Les créanciers sen étaient partagés les deux
tiers, et la famille, composée dune soeur et dun
petit-neveu, avait hérité du reste.
Cette soeur avait ouvert de grands yeux quand
lhomme daffaires lui avait écrit quelle héritait
de cinquante mille francs.
Il y avait six ou sept ans que cette jeune fille
navait vu sa soeur, laquelle avait disparu un jour
sans que lon sût, ni par elle ni par dautres, le
moindre détail sur sa vie depuis le moment de sa
disparition.
Elle était donc arrivée en toute hâte à Paris, et
létonnement de ceux qui connaissaient
Marguerite avait été grand quand ils avaient vu
68
que son unique héritière était une grosse et belle
fille de campagne qui jusqualors navait jamais
quitté son village.
Sa fortune se trouva faite dun seul coup, sans
quelle sût même de quelle source lui venait cette
fortune inespérée.
Elle retourna, ma-t-on dit depuis, à sa
campagne, emportant de la mort de sa soeur une
grande tristesse que compensait néanmoins le
placement à quatre et demi quelle venait de
faire.
Toutes ces circonstances répétées dans Paris,
la ville mère du scandale, commençaient à être
oubliées, et joubliais même à peu près en quoi
javais pris part à ces événements, quand un
nouvel incident me fit connaître toute la vie de
Marguerite et mapprit des détails si touchants,
que lenvie me prit décrire cette histoire et que je
lécris.
Depuis trois ou quatre jours, lappartement,
vide de tous ses meubles vendus, était à louer,
quand on sonna un matin chez moi.
69
Mon domestique, ou plutôt mon portier qui me
servait de domestique, alla ouvrir et me rapporta
une carte, en me disant que la personne qui la lui
avait remise désirait me parler.
Je jetai les yeux sur cette carte et jy lus ces
deux mots : Armand Duval.
Je cherchai où javais déjà vu ce nom, et je me
rappelai la première feuille du volume de Manon
Lescaut.
Que pouvait me vouloir la personne qui avait
donné ce livre à Marguerite ? Je dis de faire
entrer tout de suite celui qui attendait.
Je vis alors un jeune homme blond, grand,
pâle, vêtu dun costume de voyage quil semblait
ne pas avoir quitté depuis quelques jours et ne
sêtre même pas donné la peine de brosser en
arrivant à Paris, car il était couvert de poussière.
M Duval, fortement ému, ne fit aucun effort
pour cacher son émotion, et ce fut des larmes
dans les yeux et un tremblement dans la voix
quil me dit :
Monsieur, vous excuserez, je vous prie, ma
70
visite et mon costume ; mais, outre quentre
jeunes gens on ne se gêne pas beaucoup, je
désirais tant vous voir aujourdhui, que je nai
pas même pris le temps de descendre à lhôtel où
jai envoyé mes malles et je suis accouru chez
vous craignant encore, quoiquil soit de bonne
heure, de ne pas vous rencontrer.
Je priai M. Duval de sasseoir auprès du feu,
ce quil fit, tout en tirant de sa poche un
mouchoir avec lequel il cacha un moment sa
figure.
Vous ne devez pas comprendre, reprit-il en
soupirant tristement, ce que vous veut ce visiteur
inconnu, à pareille heure, dans une pareille tenue
et pleurant comme il le fait. Je viens tout
simplement, monsieur, vous demander un grand
service.
Parlez, monsieur, je suis tout à votre
disposition ?
Vous avez assisté à la vente de Marguerite
Gautier ?
À ce mot, lémotion dont ce jeune homme
71
avait triomphé un instant fut plus forte que lui, et
il fut forcé de porter les mains à ses yeux.
Je dois vous paraître bien ridicule, ajouta-til,
excusez-moi encore pour cela, et croyez que je
noublierai jamais la patience avec laquelle vous
voulez bien mécouter.
Monsieur, répliquai-je, si le service que je
parais pouvoir vous rendre doit calmer un peu le
chagrin que vous éprouvez, dites-moi vite à quoi
je puis vous être bon, et vous trouverez en moi un
homme heureux de vous obliger.
La douleur de M. Duval était sympathique, et
malgré moi jaurais voulu lui être agréable.
Il me dit alors :
Vous avez acheté quelque chose à la vente
de Marguerite ?
Oui, monsieur, un livre.
Manon Lescaut ?
Justement.
Avez-vous encore ce livre ?
Il est dans ma chambre à coucher.
72
Armand Duval, à cette nouvelle, parut soulagé
dun grand poids et me remercia comme si javais
déjà commencé à lui rendre un service en gardant
ce volume.
Je me levai alors, jallai dans ma chambre
prendre le livre et je le lui remis.
Cest bien cela, fit-il en regardant la
dédicace de la première page et en feuilletant,
cest bien cela.
Et deux grosses larmes tombèrent sur les
pages.
Eh bien, monsieur, dit-il en relevant la tête
sur moi, en nessayant même plus de me cacher
quil avait pleuré et quil était près de pleurer
encore, tenez-vous beaucoup à ce livre ?
Pourquoi, monsieur ?
Parce que je viens vous demander de me le
céder.
Pardonnez-moi ma curiosité, dis-je alors ;
mais cest donc vous qui lavez donné à
Marguerite Gautier ?
Cest moi-même.
73
Ce livre est à vous, monsieur, reprenez-le, je
suis heureux de pouvoir vous le rendre.
Mais, reprit M. Duval avec embarras, cest
bien le moins que je vous en donne le prix que
vous lavez payé.
Permettez-moi de vous loffrir. Le prix dun
seul volume dans une vente pareille est une
bagatelle, et je ne me rappelle plus combien jai
payé celui-ci.
Vous lavez payé cent francs.
Cest vrai, fis-je embarrassé à mon tour,
comment le savez-vous ?
Cest bien simple, jespérais arriver à Paris à
temps pour la vente de Marguerite, et je ne suis
arrivé que ce matin. Je voulais absolument avoir
un objet qui vînt delle, et je courus chez le
commissaire-priseur lui demander la permission
de visiter la liste des objets vendus et des noms
des acheteurs. Je vis que ce volume avait été
acheté par vous, je me résolus à vous prier de me
le céder, quoique le prix que vous y aviez mis me
fît craindre que vous neussiez attaché vous-
74
même un souvenir quelconque à la possession de
ce volume.
En parlant ainsi, Armand paraissait
évidemment craindre que je neusse connu
Marguerite comme lui lavait connue.
Je mempressai de le rassurer.
Je nai connu mademoiselle Gautier que de
vue, lui dis-je ; sa mort ma fait limpression que
fait toujours sur un jeune homme la mort dune
jolie femme quil avait du plaisir à rencontrer.
Jai voulu acheter quelque chose à sa vente et je
me suis entêté à renchérir sur ce volume, je ne
sais pourquoi, pour le plaisir de faire enrager un
monsieur qui sacharnait dessus et semblait me
défier de lavoir. Je vous le répète donc,
monsieur, ce livre est à votre disposition et je
vous prie de nouveau de laccepter pour que vous
ne le teniez pas de moi comme je le tiens dun
commissaire-priseur, et pour quil soit entre nous
lengagement dune connaissance plus longue et
de relations plus intimes.
Cest bien, monsieur, me dit Armand en me
tendant la main et en serrant la mienne, jaccepte
75
et je vous serai reconnaissant toute ma vie.
Javais bien envie de questionner Armand sur
Marguerite, car la dédicace du livre, le voyage du
jeune homme, son désir de posséder ce volume
piquaient ma curiosité ; mais je craignais en
questionnant mon visiteur de paraître navoir
refusé son argent que pour avoir le droit de me
mêler de ses affaires.
On eût dit quil devinait mon désir, car il me
dit :
Vous avez lu ce volume ?
En entier.
Quavez-vous pensé des deux lignes que jai
écrites ?
Jai compris tout de suite quà vos yeux la
pauvre fille à qui vous aviez donné ce volume
sortait de la catégorie ordinaire, car je ne voulais
pas ne voir dans ces lignes quun compliment
banal.
Et vous aviez raison, monsieur. Cette fille
était un ange. Tenez, me dit-il, lisez cette lettre.
Et il me tendit un papier qui paraissait avoir
76
été relu bien des fois.
Je louvris, voici ce quil contenait :
« Mon cher Armand, jai reçu votre lettre,
vous êtes resté bon et jen remercie Dieu. Oui,
mon ami, je suis malade, et dune de ces maladies
qui ne pardonnent pas ; mais lintérêt que vous
voulez bien prendre encore à moi diminue
beaucoup ce que je souffre. Je ne vivrai sans
doute pas assez longtemps pour avoir le bonheur
de serrer la main qui a écrit la bonne lettre que je
viens de recevoir et dont les paroles me
guériraient, si quelque chose pouvait me guérir.
Je ne vous verrai pas, car je suis tout près de la
mort, et des centaines de lieues vous séparent de
moi. Pauvre ami ! Votre Marguerite dautrefois
est bien changée, et il vaut peut-être mieux que
vous ne la revoyiez plus que de la voir telle
quelle est. Vous me demandez si je vous
pardonne ? Oh ! de grand coeur, ami, car le mal
que vous avez voulu me faire nétait quune
preuve de lamour que vous aviez pour moi. Il y a
un mois que je suis au lit, et je tiens tant à votre
77
estime que chaque jour jécris le journal de ma
vie, depuis le moment où nous nous sommes
quittés jusquau moment où je naurai plus la
force décrire.
« Si lintérêt que vous prenez à moi est réel,
Armand, à votre retour, allez chez Julie Duprat.
Elle vous remettra ce journal. Vous y trouverez la
raison et lexcuse de ce qui sest passé entre nous.
Julie est bien bonne pour moi ; nous causons
souvent de vous ensemble. Elle était là quand
votre lettre est arrivée, nous avons pleuré en la
lisant.
« Dans le cas où vous ne mauriez pas donné
de vos nouvelles, elle était chargée de vous
remettre ces papiers à votre arrivée en France. Ne
men soyez pas reconnaissant. Ce retour
quotidien sur les seuls moments heureux de ma
vie me fait un bien énorme, et, si vous devez
trouver dans cette lecture lexcuse du passé, jy
trouve, moi, un continuel soulagement.
« Je voudrais vous laisser quelque chose qui
me rappelât toujours à votre esprit, mais tout est
saisi chez moi, et rien ne mappartient.
78
« Comprenez-vous, mon ami ? Je vais mourir,
et de ma chambre à coucher jentends marcher
dans le salon le gardien que mes créanciers ont
mis là pour quon nemporte rien et quil ne me
reste rien dans le cas où je ne mourrais pas. Il faut
espérer quils attendront la fin pour vendre.
« Oh ! Les hommes sont impitoyables ! ou
plutôt, je me trompe, cest Dieu qui est juste et
inflexible.
« Eh bien, cher aimé, vous viendrez à ma
vente, et vous achèterez quelque chose, car si je
mettais de côté le moindre objet pour vous et
quon lapprît, on serait capable de vous attaquer
en détournement dobjets saisis.
« Triste vie que celle que je quitte !
« Que Dieu serait bon, sil permettait que je
vous revisse avant de mourir ! Selon toutes
probabilités, adieu, mon ami ; pardonnez-moi si
je ne vous en écris pas plus long, mais ceux qui
disent quils me guériront mépuisent de
saignées, et ma main se refuse à écrire davantage.
« MARGUERITE GAUTIER. »
79
En effet, les derniers mots étaient à peine
lisibles.
Je rendis cette lettre à Armand, qui venait de
la relire sans doute dans sa pensée comme moi je
lavais lue sur le papier, car il me dit en la
reprenant :
Qui croirait jamais que cest une fille
entretenue qui a écrit cela ! Et tout ému de ses
souvenirs, il considéra quelque temps lécriture
de cette lettre quil finit par porter à ses lèvres.
Et quand je pense, reprit-il, que celle-ci est
morte sans que jaie pu la revoir et que je ne la
reverrai jamais ; quand je pense quelle a fait
pour moi ce quune soeur neût pas fait, je ne me
pardonne pas de lavoir laissée mourir ainsi.
Morte ! Morte ! En pensant à moi, en écrivant et
en disant mon nom, pauvre chère Marguerite !
Et Armand, donnant un libre cours à ses
pensées et à ses larmes, me tendait la main et
continuait :
On me trouverait bien enfant, si lon me
80
voyait me lamenter ainsi sur une pareille morte ;
cest que lon ne saurait pas ce que je lui ai fait
souffrir à cette femme, combien jai été cruel,
combien elle a été bonne et résignée. Je croyais
quil mappartenait de lui pardonner, et
aujourdhui, je me trouve indigne du pardon
quelle maccorde. Oh ! je donnerais dix ans de
ma vie pour pleurer une heure à ses pieds.
Il est toujours difficile de consoler une douleur
que lon ne connaît pas, et cependant jétais pris
dune si vive sympathie pour ce jeune homme, il
me faisait avec tant de franchise le confident de
son chagrin, que je crus que ma parole ne lui
serait pas indifférente, et je lui dis :
Navez-vous pas des parents, des amis ?
Espérez, voyez-les, et ils vous consoleront, car
moi je ne puis que vous plaindre.
Cest juste, dit-il en se levant et en se
promenant à grands pas dans ma chambre, je
vous ennuie. Excusez-moi, je ne réfléchissais pas
que ma douleur doit vous importer peu, et que je
vous importune dune chose qui ne peut et ne doit
vous intéresser en rien.
81
Vous vous trompez au sens de mes paroles,
je suis tout à votre service ; seulement je regrette
mon insuffisance à calmer votre chagrin. Si ma
société et celle de mes amis peuvent vous
distraire, si enfin vous avez besoin de moi en
quoi que ce soit, je veux que vous sachiez bien
tout le plaisir que jaurai à vous être agréable.
Pardon, pardon, me dit-il, la douleur exagère
les sensations. Laissez-moi rester quelques
minutes encore, le temps de messuyer les yeux,
pour que les badauds de la rue ne regardent pas
comme une curiosité ce grand garçon qui pleure.
Vous venez de me rendre bien heureux en me
donnant ce livre ; je ne saurai jamais comment
reconnaître ce que je vous dois.
En maccordant un peu de votre amitié, disje
à Armand, et en me disant la cause de votre
chagrin. On se console en racontant ce quon
souffre.
Vous avez raison ; mais aujourdhui jai trop
besoin de pleurer, et je ne vous dirais que des
paroles sans suite. Un jour, je vous ferai part de
cette histoire, et vous verrez si jai raison de
82
regretter la pauvre fille. Et maintenant, ajouta-t-il
en se frottant une dernière fois les yeux et en se
regardant dans la glace, dites-moi que vous ne me
trouvez pas trop niais, et permettez-moi de
revenir vous voir.
Le regard de ce jeune homme était bon et
doux ; je fus au moment de lembrasser.
Quant à lui, ses yeux commençaient de
nouveau à se voiler de larmes ; il vit que je men
apercevais, et il détourna son regard de moi.
Voyons, lui dis-je, du courage.
Adieu, me dit-il alors.
Et, faisant un effort inouï pour ne pas pleurer,
il se sauva de chez moi plutôt quil nen sortit.
Je soulevai le rideau de ma fenêtre, et je le vis
remonter dans le cabriolet qui lattendait à la
porte ; mais à peine y était-il quil fondit en
larmes et cacha son visage dans son mouchoir.
83
V
Un assez long temps sécoula sans que
jentendisse parler dArmand ; mais, en revanche,
il avait souvent été question de Marguerite.
Je ne sais pas si vous lavez remarqué, il suffit
que le nom dune personne qui paraissait devoir
vous rester inconnue ou tout au moins
indifférente soit prononcé une fois devant vous,
pour que des détails viennent peu à peu se
grouper autour de ce nom, et pour que vous
entendiez alors tous vos amis vous parler dune
chose dont ils ne vous avaient jamais entretenu
auparavant. Vous découvrez alors que cette
personne vous touchait presque, vous vous
apercevez quelle a passé bien des fois dans votre
vie sans être remarquée ; vous trouvez dans les
événements que lon vous raconte une
coïncidence, une affinité réelles avec certains
événements de votre propre existence. Je nen
84
étais pas positivement là avec Marguerite,
puisque je lavais vue, rencontrée, et que je la
connaissais de visage et dhabitudes ; cependant,
depuis cette vente, son nom était revenu si
fréquemment à mes oreilles, et dans la
circonstance que jai dite au dernier chapitre, ce
nom sétait trouvé mêlé à un chagrin si profond,
que mon étonnement en avait grandi, en
augmentant ma curiosité.
Il en était résulté que je nabordais plus mes
amis auxquels je navais jamais parlé de
Marguerite, quen disant :
Avez-vous connu une nommée Marguerite
Gautier ?
La Dame aux Camélias ?
Justement.
Beaucoup !
Ces : « beaucoup ! » étaient quelquefois
accompagnés de sourires incapables de laisser
aucun doute sur leur signification.
Eh bien, quest-ce que cétait que cette fillelà
? continuais-je.
85
Une bonne fille.
Voilà tout ?
Mon Dieu ! oui, plus desprit et peut-être un
peu plus de coeur que les autres.
Et vous ne savez rien de particulier sur elle ?
Elle a ruiné le baron de G...
Seulement ?
Elle a été la maîtresse du vieux duc de...
Était-elle bien sa maîtresse ?
On le dit : en tous cas, il lui donnait
beaucoup dargent.
Toujours les mêmes détails généraux.
Cependant jaurais été curieux dapprendre
quelque chose sur la liaison de Marguerite et
dArmand.
Je rencontrai un jour un de ceux qui vivent
continuellement dans lintimité des femmes
connues. Je le questionnai.
Avez-vous connu Marguerite Gautier ?
Le même beaucoup me fut répondu.
86
Quelle fille était-ce ?
Belle et bonne fille. Sa mort ma fait une
grande peine.
Na-t-elle pas eu un amant nommé Armand
Duval ?
Un grand blond ?
Oui.
Cest vrai.
Quest-ce que cétait que cet Armand ?
Un garçon qui a mangé avec elle le peu quil
avait, je crois, et qui a été forcé de la quitter. On
dit quil en a été fou.
Et elle ?
Elle laimait beaucoup aussi, dit-on toujours,
mais comme ces filles-là aiment. Il ne faut pas
leur demander plus quelles ne peuvent donner.
Quest devenu Armand ?
Je lignore. Nous lavons très peu connu. Il
est resté cinq ou six mois avec Marguerite, mais à
la campagne. Quand elle est revenue, il est parti.
87
Et vous ne lavez pas revu depuis ?
Jamais.
Moi non plus je navais pas revu Armand. Jen
étais arrivé à me demander si, lorsquil sétait
présenté chez moi, la nouvelle récente de la mort
de Marguerite navait pas exagéré son amour
dautrefois et par conséquent sa douleur, et je me
disais que peut-être il avait déjà oublié avec la
morte la promesse faite de revenir me voir.
Cette supposition eût été assez vraisemblable à
légard dun autre, mais il y avait eu dans le
désespoir dArmand des accents sincères, et
passant dun extrême à lautre, je me figurai que
le chagrin sétait changé en maladie, et que, si je
navais pas de ses nouvelles, cest quil était
malade et peut-être bien mort.
Je mintéressais malgré moi à ce jeune
homme. Peut-être dans cet intérêt y avait-il de
légoïsme ; peut-être avais-je entrevu sous cette
douleur une touchante histoire de coeur, peut-être
enfin mon désir de la connaître était-il pour
beaucoup dans le souci que je prenais du silence
dArmand.
88
Puisque M. Duval ne revenait pas chez moi, je
résolus daller chez lui. Le prétexte nétait pas
difficile à trouver ; malheureusement je ne savais
pas son adresse, et, parmi tous ceux que javais
questionnés, personne navait pu me la dire.
Je me rendis rue dAntin. Le portier de
Marguerite savait peut-être où demeurait
Armand. Cétait un nouveau portier. Il lignorait
comme moi. Je minformai alors du cimetière où
avait été enterrée Mademoiselle Gautier. Cétait
le cimetière Montmartre.
Avril avait reparu, le temps était beau, les
tombes ne devaient plus avoir cet aspect
douloureux et désolé que leur donne lhiver ;
enfin, il faisait déjà assez chaud pour que les
vivants se souvinssent des morts et les visitassent.
Je me rendis au cimetière, en me disant : à la
seule inspection de la tombe de Marguerite, je
verrai bien si la douleur dArmand existe encore,
et japprendrai peut-être ce quil est devenu.
Jentrai dans la loge du gardien, et je lui
demandai si, le 22 du mois de février, une femme
nommée Marguerite Gautier navait pas été
89
enterrée au cimetière Montmartre.
Cet homme feuilleta un gros livre où sont
inscrits et numérotés tous ceux qui entrent dans
ce dernier asile, et me répondit quen effet le 22
février, à midi, une femme de ce nom avait été
inhumée.
Je le priai de me faire conduire à la tombe, car
il ny a pas moyen de se reconnaître, sans
cicérone, dans cette ville des morts qui a ses rues
comme la ville des vivants. Le gardien appela un
jardinier à qui il donna les indications nécessaires
et qui linterrompit en disant :
Je sais, je sais... Oh ! la tombe est bien facile
à reconnaître, continua-t-il en se tournant vers
moi.
Pourquoi ? lui dis-je.
Parce quelle a des fleurs bien différentes
des autres.
Cest vous qui en prenez soin ?
Oui, monsieur, et je voudrais que tous les
parents eussent soin des décédés comme le jeune
homme qui ma recommandé celle-là.
90
Après quelques détours, le jardinier sarrêta et
me dit :
Nous y voici.
En effet, javais sous les yeux un carré de
fleurs quon neût jamais pris pour une tombe, si
un marbre blanc portant un nom ne leût constaté.
Ce marbre était posé droit, un treillage de fer
limitait le terrain acheté, et ce terrain était couvert
de camélias blancs.
Que dites-vous de cela ? me dit le jardinier.
Cest très beau.
Et chaque fois quun camélia se fane, jai
ordre de le renouveler.
Et qui vous a donné cet ordre ?
Un jeune homme qui a bien pleuré, la
première fois quil est venu ; un ancien à la
morte, sans doute, car il paraît que cétait une
gaillarde, celle-là. On dit quelle était très jolie.
Monsieur la-t-il connue ?
Oui.
Comme lautre ? me dit le jardinier avec un
91
sourire malin.
Non, je ne lui ai jamais parlé.
Et vous venez la voir ici ; cest bien gentil de
votre part, car ceux qui viennent voir la pauvre
fille nencombrent pas le cimetière.
Personne ne vient donc ?
Personne, excepté ce jeune monsieur qui est
venu une fois.
Une seule fois ?
Oui, monsieur.
Et il nest pas revenu depuis ?
Non, mais il reviendra à son retour.
Il est donc en voyage ?
Oui.
Et vous savez où il est ?
Il est, je crois, chez la soeur de mademoiselle
Gautier.
Et que fait-il là ?
Il va lui demander lautorisation de faire
exhumer la morte, pour la faire mettre autre part.
92
Pourquoi ne la laisserait-il pas ici ?
Vous savez, monsieur, que pour les morts on
a des idées. Nous voyons cela tous les jours, nous
autres. Ce terrain nest acheté que pour cinq ans,
et ce jeune homme veut une concession à
perpétuité et un terrain plus grand ; dans le
quartier neuf ce sera mieux.
Quappelez-vous le quartier neuf ?
Les terrains nouveaux que lon vend
maintenant, à gauche. Si le cimetière avait
toujours été tenu comme maintenant, il ny en
aurait pas un pareil au monde ; mais il y a encore
bien à faire avant que ce soit tout à fait comme ce
doit être. Et puis les gens sont si drôles.
Que voulez-vous dire ?
Je veux dire quil y a des gens qui sont fiers
jusquici. Ainsi, cette demoiselle Gautier, il paraît
quelle a fait un peu la vie, passez-moi
lexpression. Maintenant, la pauvre demoiselle,
elle est morte ; et il en reste autant que de celles
dont on na rien à dire et que nous arrosons tous
les jours ; eh bien, quand les parents des
93
personnes qui sont enterrées à côté delle ont
appris qui elle était, ne se sont-ils pas imaginé de
dire quils sopposeraient à ce quon la mît ici, et
quil devait y avoir des terrains à part pour ces
sortes de femmes comme pour les pauvres. A-ton
jamais vu cela ? Je les ai joliment relevés,
moi ; des gros rentiers qui ne viennent pas quatre
fois lan visiter leurs défunts, qui apportent leurs
fleurs eux-mêmes, et voyez quelles fleurs ! Qui
regardent à un entretien pour ceux quils disent
pleurer, qui écrivent sur leurs tombes des larmes
quils nont jamais versées, et qui viennent faire
les difficiles pour le voisinage. Vous me croirez
si vous voulez, monsieur, je ne connaissais pas
cette demoiselle, je ne sais pas ce quelle a fait ;
eh bien, je laime, cette pauvre petite, et jai soin
delle, et je lui passe les camélias au plus juste
prix. Cest ma morte de prédilection. Nous autres,
monsieur, nous sommes bien forcés daimer les
morts, car nous sommes si occupés, que nous
navons presque pas le temps daimer autre
chose.
Je regardais cet homme, et quelques-uns de
mes lecteurs comprendront, sans que jaie besoin
94
de le leur expliquer, lémotion que jéprouvais à
lentendre.
Il sen aperçut sans doute, car il continua :
On dit quil y avait des gens qui se ruinaient
pour cette fille-là, et quelle avait des amants qui
ladoraient ; eh bien, quand je pense quil ny en
a pas un qui vienne lui acheter une fleur
seulement, cest cela qui est curieux et triste. Et
encore, celle-ci na pas à se plaindre, car elle a sa
tombe, et sil ny en a quun qui se souvienne
delle, il fait les choses pour les autres. Mais nous
avons ici de pauvres filles du même genre et du
même âge quon jette dans la fosse commune, et
cela me fend le coeur quand jentends tomber
leurs pauvres corps dans la terre. Et pas un être
ne soccupe delles, une fois quelles sont
mortes ! Ce nest pas toujours gai, le métier que
nous faisons, surtout tant quil nous reste un peu
de coeur. Que voulez-vous ? Cest plus fort que
moi. Jai une belle grande fille de vingt ans, et,
quand on apporte ici une morte de son âge, je
pense à elle, et, que ce soit une grande dame ou
une vagabonde, je ne peux pas mempêcher
95
dêtre ému.
« Mais je vous ennuie sans doute avec mes
histoires et ce nest pas pour les écouter que vous
voilà ici. On ma dit de vous amener à la tombe
de mademoiselle Gautier, vous y voilà ; puis-je
vous être bon encore à quelque chose ?
Savez-vous ladresse de M. Armand Duval ?
demandai-je à cet homme.
Oui, il demeure rue de... cest là du moins
que je suis allé toucher le prix de toutes les fleurs
que vous voyez.
Merci, mon ami.
Je jetai un dernier regard sur cette tombe
fleurie, dont malgré moi jeusse voulu sonder les
profondeurs pour voir ce que la terre avait fait de
la belle créature quon lui avait jetée, et je
méloignai tout triste.
Est-ce que monsieur veut voir M. Duval ?
reprit le jardinier qui marchait à côté de moi.
Oui.
Cest que je suis bien sûr quil nest pas
encore de retour, sans quoi je laurais déjà vu ici.
96
Vous êtes donc convaincu quil na pas
oublié Marguerite ?
Non seulement jen suis convaincu, mais je
parierais que son désir de la changer de tombe
nest que le désir de la revoir.
Comment cela ?
Le premier mot quil ma dit en venant au
cimetière a été : « Comment faire pour la voir
encore ? » Cela ne pouvait avoir lieu que par le
changement de tombe, et je lai renseigné sur
toutes les formalités à remplir pour obtenir ce
changement, car vous savez que pour transférer
les morts dun tombeau dans un autre, il faut les
reconnaître, et la famille seule peut autoriser cette
opération, à laquelle doit présider un commissaire
de police. Cest pour avoir cette autorisation que
M. Duval est allé chez la soeur de mademoiselle
Gautier, et sa première visite sera évidemment
pour nous.
Nous étions arrivés à la porte du cimetière ; je
remerciai de nouveau le jardinier en lui mettant
quelques pièces de monnaie dans la main et je me
rendis à ladresse quil mavait donnée.
97
Armand nétait pas de retour.
Je laissai un mot chez lui, le priant de me venir
voir dès son arrivée, ou de me faire dire où je
pourrais le trouver.
Le lendemain, au matin, je reçus une lettre de
Duval, qui minformait de son retour, et me priait
de passer chez lui, ajoutant quépuisé de fatigue,
il lui était impossible de sortir.
98
VI
Je trouvai Armand dans son lit.
En me voyant, il me tendit sa main brûlante.
Vous avez la fièvre, lui dis-je.
Ce ne sera rien, la fatigue dun voyage
rapide, voilà tout.
Vous venez de chez la soeur de Marguerite ?
Oui, qui vous la dit ?
Je le sais, et vous avez obtenu ce que vous
vouliez ?
Oui encore ; mais qui vous a informé du
voyage et du but que javais en le faisant ?
Le jardinier du cimetière.
Vous avez vu la tombe ?
Cest à peine si josais répondre, car le ton de
cette phrase me prouvait que celui qui me lavait
dite était toujours en proie à lémotion dont
99
javais été le témoin, et que chaque fois que sa
pensée ou la parole dun autre le reporterait sur
ce douloureux sujet, pendant longtemps encore
cette émotion trahirait sa volonté.
Je me contentai donc de répondre par un signe
de tête.
Il en a eu bien soin ? continua Armand.
Deux grosses larmes roulèrent sur les joues du
malade qui détourna la tête pour me les cacher.
Jeus lair de ne pas les voir et jessayai de
changer la conversation.
Voilà trois semaines que vous êtes parti ? lui
dis-je.
Armand passa la main sur ses yeux et me
répondit :
Trois semaines juste.
Votre voyage a été long.
Oh ! je nai pas toujours voyagé, jai été
malade quinze jours, sans quoi je fusse revenu
depuis longtemps ; mais, à peine arrivé là-bas, la
fièvre ma pris, et jai été forcé de garder la
chambre.
100
Et vous êtes reparti sans être bien guéri ?
Si jétais resté huit jours de plus dans ce
pays, jy serais mort.
Mais maintenant que vous voilà de retour, il
faut vous soigner ; vos amis viendront vous voir.
Moi, tout le premier, si vous me le permettez.
Dans deux heures je me lèverai.
Quelle imprudence !
Il le faut.
Quavez-vous donc à faire de si pressé ?
Il faut que jaille chez le commissaire de
police.
Pourquoi ne chargez-vous pas quelquun de
cette mission qui peut vous rendre plus malade
encore ?
Cest la seule chose qui puisse me guérir. Il
faut que je la voie. Depuis que jai appris sa mort,
et surtout depuis que jai vu sa tombe, je ne dors
plus. Je ne peux pas me figurer que cette femme
que jai quittée si jeune et si belle est morte. Il
faut que je men assure par moi-même. Il faut que
101
je voie ce que Dieu a fait de cet être que jai tant
aimé, et peut-être le dégoût du spectacle
remplacera-t-il le désespoir du souvenir ; vous
maccompagnerez, nest-ce pas... si cela ne vous
ennuie pas trop ?
Que vous a dit sa soeur ?
Rien. Elle a paru fort étonnée quun étranger
voulût acheter un terrain et faire faire une tombe
à Marguerite, et elle ma signé tout de suite
lautorisation que je lui demandais.
Croyez-moi, attendez pour cette translation
que vous soyez bien guéri.
Oh ! Je serai fort, soyez tranquille.
Dailleurs je deviendrais fou, si je nen finissais
au plus vite avec cette résolution dont
laccomplissement est devenu un besoin de ma
douleur. Je vous jure que je ne puis être calme
que lorsque jaurai vu Marguerite. Cest peut-être
une soif de la fièvre qui me brûle, un rêve de mes
insomnies, un résultat de mon délire ; mais dusséje
me faire trappiste, comme M. de Rancé, après
avoir vu, je verrai.
102
Je comprends cela, dis-je à Armand, et je
suis tout à vous ; avez-vous vu Julie Duprat ?
Oui. Oh ! je lai vue le jour même de mon
premier retour.
Vous a-t-elle remis les papiers que
Marguerite lui avait laissés pour vous ?
Les voici.
Armand tira un rouleau de dessous son
oreiller, et ly replaça immédiatement.
Je sais par coeur ce que ces papiers
renferment, me dit-il. Depuis trois semaines je les
ai relus dix fois par jour. Vous les lirez aussi,
mais plus tard, quand je serai plus calme et quand
je pourrai vous faire comprendre tout ce que cette
confession révèle de coeur et damour. Pour le
moment, jai un service à réclamer de vous.
Lequel ?
Vous avez une voiture en bas ?
Oui.
Eh bien, voulez-vous prendre mon passeport
et aller demander à la poste restante sil y a des
103
lettres pour moi ? Mon père et ma soeur ont dû
mécrire à Paris, et je suis parti avec une telle
précipitation que je nai pas pris le temps de men
informer avant mon départ. Lorsque vous
reviendrez, nous irons ensemble prévenir le
commissaire de police de la cérémonie de
demain.
Armand me remit son passeport, et je me
rendis rue Jean-Jacques Rousseau.
Il y avait deux lettres au nom de Duval, je les
pris et je revins.
Quand je reparus, Armand était tout habillé et
prêt à sortir.
Merci, me dit-il en prenant ses lettres. Oui,
ajouta-t-il après avoir regardé les adresses, oui,
cest de mon père et de ma soeur. Ils ont dû ne
rien comprendre à mon silence.
Il ouvrit les lettres, et les devina plutôt quil ne
les lut, car elles étaient de quatre pages chacune,
et au bout dun instant il les avait repliées.
Partons, me dit-il, je répondrai demain.
Nous allâmes chez le commissaire de police, à
104
qui Armand remit la procuration de la soeur de
Marguerite.
Le commissaire lui donna en échange une
lettre davis pour le gardien du cimetière ; il fut
convenu que la translation aurait lieu le
lendemain, à dix heures du matin, que je
viendrais le prendre une heure auparavant, et que
nous nous rendrions ensemble au cimetière.
Moi aussi, jétais curieux dassister à ce
spectacle, et javoue que la nuit je ne dormis pas.
À en juger par les pensées qui massaillirent,
ce dut être une longue nuit pour Armand.
Quand le lendemain, à neuf heures, jentrai
chez lui, il était horriblement pâle, mais il
paraissait calme.
Il me sourit et me tendit la main.
Ses bougies étaient brûlées jusquau bout, et,
avant de sortir, Armand prit une lettre fort
épaisse, adressée à son père, et confidente sans
doute de ses impressions de la nuit.
Une demi-heure après nous arrivions à
Montmartre.
105
Le commissaire nous attendait déjà.
On sachemina lentement dans la direction de
la tombe de Marguerite. Le commissaire marchait
le premier, Armand et moi nous le suivions à
quelques pas.
De temps en temps, je sentais tressaillir
convulsivement le bras de mon compagnon,
comme si des frissons leussent parcouru tout à
coup. Alors, je le regardais ; il comprenait mon
regard et me souriait, mais, depuis que nous
étions sortis de chez lui, nous navions pas
échangé une parole.
Un peu avant la tombe, Armand sarrêta pour
essuyer son visage quinondaient de grosses
gouttes de sueur.
Je profitai de cette halte pour respirer, car moimême
javais le coeur comprimé comme dans un
étau.
Doù vient le douloureux plaisir quon prend à
ces sortes de spectacles ! Quand nous arrivâmes à
la tombe, le jardinier avait retiré tous les pots de
fleurs, le treillage de fer avait été enlevé, et deux
106
hommes piochaient la terre.
Armand sappuya contre un arbre et regarda.
Toute sa vie semblait être passée dans ses
yeux.
Tout à coup une des deux pioches grinça
contre une pierre.
À ce bruit, Armand recula comme à une
commotion électrique, et me serra la main avec
une telle force quil me fit mal.
Un fossoyeur prit une large pelle et vida peu à
peu la fosse ; puis, quand il ny eut plus que les
pierres dont on couvre la bière, il les jeta dehors
une à une.
Jobservais Armand, car je craignais à chaque
minute que ses sensations quil concentrait
visiblement ne le brisassent ; mais il regardait
toujours, les yeux fixes et ouverts comme dans la
folie, et un léger tremblement des joues et des
lèvres prouvait seul quil était en proie à une
violente crise nerveuse.
Quant à moi, je ne puis dire quune chose,
cest que je regrettais dêtre venu.
107
Quand la bière fut tout à fait découverte, le
commissaire dit aux fossoyeurs :
Ouvrez.
Ces hommes obéirent, comme si ceût été la
chose du monde la plus simple.
La bière était en chêne, et ils se mirent à
dévisser la paroi supérieure qui faisait couvercle.
Lhumidité de la terre avait rouillé les vis, et ce
ne fut pas sans efforts que la bière souvrit. Une
odeur infecte sen exhala, malgré les plantes
aromatiques dont elle était semée.
Ô mon Dieu ! mon Dieu ! murmura Armand,
et il pâlit encore.
Les fossoyeurs eux-mêmes se reculèrent.
Un grand linceul blanc couvrait le cadavre,
dont il dessinait quelques sinuosités. Ce linceul
était presque complètement mangé à lun des
bouts, et laissait passer un pied de la morte.
Jétais bien près de me trouver mal, et, à
lheure où jécris ces lignes, le souvenir de cette
scène mapparaît encore dans son imposante
réalité.
108
Hâtons-nous, dit le commissaire.
Alors un des deux hommes étendit la main, se
mit à découdre le linceul, et, le prenant par le
bout, découvrit brusquement le visage de
Marguerite.
Cétait terrible à voir, cest horrible à raconter.
Les yeux ne faisaient plus que deux trous, les
lèvres avaient disparu, et les dents blanches
étaient serrées les unes contre les autres. Les
longs cheveux noirs et secs étaient collés sur les
tempes et voilaient un peu les cavités vertes des
joues, et cependant je reconnaissais dans ce
visage le visage blanc, rose et joyeux que javais
vu si souvent.
Armand, sans pouvoir détourner son regard de
cette figure, avait porté son mouchoir à sa bouche
et le mordait.
Pour moi, il me sembla quun cercle de fer
métreignait la tête, un voile couvrit mes yeux,
des bourdonnements memplirent les oreilles, et
tout ce que je pus faire fut douvrir un flacon que
javais apporté à tout hasard et de respirer
109
fortement les sels quil renfermait.
Au milieu de cet éblouissement, jentendis le
commissaire dire à M. Duval :
Reconnaissez-vous ?
Oui, répondit sourdement le jeune homme.
Alors fermez et emportez, dit le
commissaire.
Les fossoyeurs rejetèrent le linceul sur le
visage de la morte, fermèrent la bière, la prirent
chacun par un bout et se dirigèrent vers lendroit
qui leur avait été désigné.
Armand ne bougeait pas. Ses yeux étaient
rivés à cette fosse vide ; il était pâle comme le
cadavre que nous venions de voir... On leût dit
pétrifié.
Je compris ce qui allait arriver lorsque la
douleur diminuerait par labsence du spectacle, et
par conséquent ne le soutiendrait plus.
Je mapprochai du commissaire.
La présence de monsieur, lui dis-je en
montrant Armand, est-elle nécessaire encore ?
110
Non, me dit-il, et même je vous conseille de
lemmener, car il paraît malade.
Venez, dis-je alors à Armand en lui prenant
le bras.
Quoi ? fit-il en me regardant, comme sil ne
meût pas reconnu.
Cest fini, ajoutai-je, il faut vous en aller,
mon ami, vous êtes pâle, vous avez froid, vous
vous tuerez avec ces émotions-là.
Vous avez raison, allons-nous-en, répondit-il
machinalement, mais sans faire un pas.
Alors je le saisis par le bras et je lentraînai.
Il se laissait conduire comme un enfant,
murmurant seulement de temps à autre :
Avez-vous vu les yeux ?
Et il se retournait comme si cette vision leût
rappelé.
Cependant sa marche devint saccadée ; il
semblait ne plus avancer que par secousses ; ses
dents claquaient, ses mains étaient froides, une
violente agitation nerveuse semparait de toute sa
111
personne.
Je lui parlai, il ne me répondit pas.
Tout ce quil pouvait faire, cétait de se laisser
conduire.
À la porte nous retrouvâmes une voiture. Il
était temps.
À peine y eut-il pris place, que le frisson
augmenta et quil eut une véritable attaque de
nerfs, au milieu de laquelle la crainte de
meffrayer lui faisait murmurer en me pressant la
main :
Ce nest rien, ce nest rien, je voudrais
pleurer.
Et jentendais sa poitrine se gonfler, et le sang
se portait à ses yeux, mais les larmes ny venaient
pas.
Je lui fis respirer le flacon qui mavait servi,
et, quand nous arrivâmes chez lui, le frisson seul
se manifestait encore.
Avec laide du domestique, je le couchai, je fis
allumer un grand feu dans sa chambre, et je
courus chercher mon médecin à qui je racontai ce
112
qui venait de se passer.
Il accourut.
Armand était pourpre, il avait le délire et
bégayait des mots sans suite, à travers lesquels le
nom seul de Marguerite se faisait entendre
distinctement.
Eh bien ? dis-je au docteur quand il eut
examiné le malade.
Eh bien, il a une fièvre cérébrale, ni plus ni
moins, et cest bien heureux, car je crois, Dieu
me pardonne, quil serait devenu fou.
Heureusement la maladie physique tuera la
maladie morale, et dans un mois il sera sauvé de
lune et de lautre peut-être.
113
VII
Les maladies comme celle dont Armand avait
été atteint ont cela dagréable quelles tuent sur le
coup ou se laissent vaincre très vite.
Quinze jours après les événements que je
viens de raconter, Armand était en pleine
convalescence, et nous étions liés dune étroite
amitié. À peine si javais quitté sa chambre tout
le temps quavait duré sa maladie.
Le printemps avait semé à profusion ses
fleurs, ses feuilles, ses oiseaux, ses chansons, et
la fenêtre de mon ami souvrait gaiement sur son
jardin dont les saines exhalaisons montaient
jusquà lui.
Le médecin avait permis quil se levât, et nous
restions souvent à causer, assis auprès de la
fenêtre ouverte à lheure où le soleil est le plus
chaud, de midi à deux heures.
114
Je me gardais bien de lentretenir de
Marguerite, craignant toujours que ce nom ne
réveillât un triste souvenir endormi sous le calme
apparent du malade ; mais Armand, au contraire,
semblait prendre plaisir à parler delle, non plus
comme autrefois, avec des larmes dans les yeux,
mais avec un doux sourire qui me rassurait sur
létat de son âme.
Javais remarqué que, depuis sa dernière visite
au cimetière, depuis le spectacle qui avait
déterminé en lui cette crise violente, la mesure de
la douleur morale semblait avoir été comblée par
la maladie, et que la mort de Marguerite ne lui
apparaissait plus sous laspect du passé. Une
sorte de consolation était résultée de la certitude
acquise, et pour chasser limage sombre qui se
représentait souvent à lui, il senfonçait dans les
souvenirs heureux de sa liaison avec Marguerite,
et ne semblait plus vouloir accepter que ceux-là.
Le corps était trop épuisé par latteinte et
même par la guérison de la fièvre pour permettre
à lesprit une émotion violente, et la joie
printanière et universelle dont Armand était
115
entouré reportait malgré lui sa pensée aux images
riantes.
Il sétait toujours obstinément refusé à
informer sa famille du danger quil courait, et,
lorsquil avait été sauvé, son père ignorait encore
sa maladie.
Un soir, nous étions restés à la fenêtre plus
tard que de coutume ; le temps avait été
magnifique et le soleil sendormait dans un
crépuscule éclatant dazur et dor. Quoique nous
fussions dans Paris, la verdure qui nous entourait
semblait nous isoler du monde, et à peine si, de
temps en temps, le bruit dune voiture troublait
notre conversation.
Cest à peu près à cette époque de lannée et
le soir dun jour comme celui-ci que je connus
Marguerite, me dit Armand, écoutant ses propres
pensées et non ce que je lui disais.
Je ne répondis rien. Alors, il se retourna vers
moi, et me dit :
Il faut pourtant que je vous raconte cette
histoire ; vous en ferez un livre auquel on ne
116
croira pas, mais qui sera peut-être intéressant à
faire.
Vous me conterez cela plus tard, mon ami,
lui dis-je ; vous nêtes pas encore assez bien
rétabli.
La soirée est chaude, jai mangé mon blanc
de poulet, me dit-il en souriant ; je nai pas la
fièvre, nous navons rien à faire, je vais tout vous
dire.
Puisque vous le voulez absolument, jécoute.
Cest une bien simple histoire, ajouta-t-il
alors, et que je vous raconterai en suivant lordre
des événements. Si vous en faites quelque chose
plus tard, libre à vous de la conter autrement.
Voici ce quil me raconta, et cest à peine si
jai changé quelques mots à ce touchant récit.
Oui, reprit Armand, en laissant retomber sa
tête sur le dos de son fauteuil, oui, cétait par une
soirée comme celle-ci ! Javais passé ma journée
à la campagne avec un de mes amis, Gaston R...
Le soir, nous étions revenus à Paris, et, ne
sachant que faire, nous étions entrés au théâtre
117
des Variétés.
Pendant un entracte nous sortîmes, et, dans le
corridor, nous vîmes passer une grande femme
que mon ami salua.
Qui saluez-vous donc là ? lui demandai-je.
Marguerite Gautier, me dit-il.
Il me semble quelle est bien changée, car je
ne lai pas reconnue, dis-je avec une émotion que
vous comprendrez tout à lheure.
Elle a été malade ; la pauvre fille nira pas
loin.
Je me rappelle ces paroles comme si elles
mavaient été dites hier.
Il faut que vous sachiez, mon ami, que depuis
deux ans la vue de cette fille, lorsque je la
rencontrais, me causait une impression étrange.
Sans que je susse pourquoi, je devenais pâle et
mon coeur battait violemment. Jai un de mes
amis qui soccupe de sciences occultes, et qui
appellerait ce que jéprouvais laffinité des
fluides ; moi, je crois tout simplement que jétais
destiné à devenir amoureux de Marguerite, et que
118
je le pressentais.
Toujours est-il quelle me causait une
impression réelle, que plusieurs de mes amis en
avaient été témoins, et quils avaient beaucoup ri
en reconnaissant de qui cette impression me
venait.
La première fois que je lavais vue, cétait
place de la Bourse, à la porte de Susse. Une
calèche découverte y stationnait, et une femme
vêtue de blanc en était descendue. Un murmure
dadmiration avait accueilli son entrée dans le
magasin. Quant à moi, je restai cloué à ma place,
depuis le moment où elle entra jusquau moment
où elle sortit. À travers les vitres, je la regardai
choisir dans la boutique ce quelle venait y
acheter. Jaurais pu entrer, mais je nosais. Je ne
savais quelle était cette femme, et je craignais
quelle ne devinât la cause de mon entrée dans le
magasin et ne sen offensât. Cependant je ne me
croyais pas appelé à la revoir.
Elle était élégamment vêtue ; elle portait une
robe de mousseline tout entourée de volants, un
châle de lInde carré aux coins brodés dor et de
119
fleurs de soie, un chapeau de paille dItalie et un
unique bracelet, grosse chaîne dor dont la mode
commençait à cette époque.
Elle remonta dans sa calèche et partit.
Un des garçons du magasin resta sur la porte,
suivant des yeux la voiture de lélégante
acheteuse. Je mapprochai de lui et le priai de me
dire le nom de cette femme.
Cest mademoiselle Marguerite Gautier, me
répondit-il.
Je nosai pas lui demander ladresse, et je
méloignai.
Le souvenir de cette vision, car cen était une
véritable, ne me sortit pas de lesprit, comme bien
des visions que javais eues déjà, et je cherchais
partout cette femme blanche si royalement belle.
À quelques jours de là, une grande
représentation eut lieu à lOpéra-Comique. Jy
allai. La première personne que japerçus dans
une loge davant-scène de la galerie fut
Marguerite Gautier.
Le jeune homme avec qui jétais la reconnut
120
aussi, car il me dit, en me la nommant :
Voyez donc cette jolie fille.
En ce moment, Marguerite lorgnait de notre
côté ; elle aperçut mon ami, lui sourit et lui fit
signe de venir lui faire visite.
Je vais lui dire bonsoir, me dit-il, et je
reviens dans un instant.
Je ne pus mempêcher de lui dire :
Vous êtes bien heureux !
De quoi ?
Daller voir cette femme.
Est-ce que vous en êtes amoureux ?
Non, dis-je en rougissant, car je ne savais
vraiment pas à quoi men tenir là-dessus ; mais je
voudrais bien la connaître.
Venez avec moi, je vous présenterai.
Demandez-lui-en dabord la permission.
Ah ! Pardieu, il ny a pas besoin de se gêner
avec elle ; venez.
Ce quil disait là me faisait peine. Je tremblais
121
dacquérir la certitude que Marguerite ne méritait
pas ce que jéprouvais pour elle.
Il y a dans un livre dAlphonse Karr, intitulé :
Am Rauchen, un homme qui suit, le soir, une
femme très élégante, et dont, à la première vue, il
est devenu amoureux, tant elle est belle. Pour
baiser la main de cette femme, il se sent la force
de tout entreprendre, la volonté de tout conquérir,
le courage de tout faire. À peine sil ose regarder
le bas de jambe coquet quelle dévoile pour ne
pas souiller sa robe au contact de la terre. Pendant
quil rêve à tout ce quil ferait pour posséder cette
femme, elle larrête au coin dune rue et lui
demande sil veut monter chez elle.
Il détourne la tête, traverse la rue et rentre tout
triste chez lui.
Je me rappelais cette étude, et moi qui aurais
voulu souffrir pour cette femme, je craignais
quelle ne macceptât trop vite et ne me donnât
trop promptement un amour que jeusse voulu
payer dune longue attente ou dun grand
sacrifice. Nous sommes ainsi, nous autres
hommes ; et il est bien heureux que limagination
122
laisse cette poésie aux sens, et que les désirs du
corps fassent cette concession aux rêves de lâme.
Enfin, on meût dit : vous aurez cette femme
ce soir, et vous serez tué demain, jeusse accepté.
On meût dit : donnez dix louis, et vous serez son
amant, jeusse refusé et pleuré, comme un enfant
qui voit sévanouir au réveil le château entrevu la
nuit.
Cependant, je voulais la connaître ; cétait un
moyen, et même le seul, de savoir à quoi men
tenir sur son compte.
Je dis donc à mon ami que je tenais à ce
quelle lui accordât la permission de me
présenter, et je rôdai dans les corridors, me
figurant quà partir de ce moment elle allait me
voir, et que je ne saurais quelle contenance
prendre sous son regard.
Je tâchais de lier à lavance les paroles que
jallais lui dire.
Quel sublime enfantillage que lamour !
Un instant après mon ami redescendit.
Elle nous attend, me dit-il.
123
Est-elle seule ? demandai-je.
Avec une autre femme.
Il ny a pas dhommes ?
Non.
Allons.
Mon ami se dirigea vers la porte du théâtre.
Eh bien, ce nest pas par là, lui dis-je.
Nous allons chercher des bonbons. Elle
men a demandé.
Nous entrâmes chez un confiseur du passage
de lOpéra.
Jaurais voulu acheter toute la boutique, et je
regardais même de quoi lon pouvait composer le
sac, quand mon ami demanda :
Une livre de raisins glacés.
Savez-vous si elle les aime ?
Elle ne mange jamais dautres bonbons,
cest connu.
« Ah ! continua-t-il quand nous fûmes sortis,
savez-vous à quelle femme je vous présente ? Ne
124
vous figurez pas que cest à une duchesse, cest
tout simplement à une femme entretenue, tout ce
quil y a de plus entretenue, mon cher ; ne vous
gênez donc pas, et dites tout ce qui vous passera
par la tête.
Bien, bien, balbutiai-je, et je le suivis, en me
disant que jallais me guérir de ma passion.
Quand jentrai dans la loge, Marguerite riait
aux éclats.
Jaurais voulu quelle fût triste.
Mon ami me présenta. Marguerite me fit une
légère inclination de tête, et dit :
Et mes bonbons ?
Les voici.
En les prenant, elle me regarda. Je baissai les
yeux, je rougis.
Elle se pencha à loreille de sa voisine, lui dit
quelques mots tout bas, et toutes deux éclatèrent
de rire.
Bien certainement jétais la cause de cette
hilarité ; mon embarras en redoubla. À cette
125
époque, javais pour maîtresse une petite
bourgeoise fort tendre et fort sentimentale, dont
le sentiment et les lettres mélancoliques me
faisaient rire. Je compris le mal que javais dû lui
faire par celui que jéprouvais, et, pendant cinq
minutes, je laimai comme jamais on naima une
femme.
Marguerite mangeait ses raisins sans plus
soccuper de moi.
Mon introducteur ne voulut pas me laisser
dans cette position ridicule.
Marguerite, fit-il, il ne faut pas vous étonner
si M. Duval ne vous dit rien, vous le bouleversez
tellement quil ne trouve pas un mot.
Je crois plutôt que monsieur vous a
accompagné ici parce que cela vous ennuyait dy
venir seul.
Si cela était vrai, dis-je à mon tour, je
naurais pas prié Ernest de vous demander la
permission de me présenter.
Ce nétait peut-être quun moyen de retarder
le moment fatal.
126
Pour peu que lon ait vécu avec les filles du
genre de Marguerite, on sait le plaisir quelles
prennent à faire de lesprit à faux et à taquiner les
gens quelles voient pour la première fois. Cest
sans doute une revanche des humiliations quelles
sont souvent forcées de subir de la part de ceux
quelles voient tous les jours.
Aussi faut-il pour leur répondre une certaine
habitude de leur monde, habitude que je navais
pas ; puis, lidée que je métais faite de
Marguerite mexagéra sa plaisanterie. Rien ne
métait indifférent de la part de cette femme.
Aussi je me levai en lui disant, avec une
altération de voix quil me fut impossible de
cacher complètement :
Si cest là ce que vous pensez de moi,
madame, il ne me reste plus quà vous demander
pardon de mon indiscrétion, et à prendre congé
de vous en vous assurant quelle ne se
renouvellera pas.
Là-dessus, je saluai et je sortis.
À peine eus-je fermé la porte, que jentendis
un troisième éclat de rire. Jaurais bien voulu que
127
quelquun me coudoyât en ce moment.
Je retournai à ma stalle.
On frappa le lever de la toile.
Ernest revint auprès de moi.
Comme vous y allez ! me dit-il en
sasseyant ; elles vous croient fou.
Qua dit Marguerite, quand jai été parti ?
Elle a ri et ma assuré quelle navait jamais
rien vu daussi drôle que vous. Mais il ne faut pas
vous tenir pour battu ; seulement ne faites pas à
ces filles-là lhonneur de les prendre au sérieux.
Elles ne savent pas ce que cest que lélégance et
la politesse ; cest comme les chiens auxquels on
met des parfums, ils trouvent que cela sent
mauvais et vont se rouler dans le ruisseau.
Après tout, que mimporte ? dis-je en
essayant de prendre un ton dégagé, je ne reverrai
jamais cette femme, et si elle me plaisait avant
que je la connusse, cest bien changé maintenant
que je la connais.
Bah ! je ne désespère pas de vous voir un
jour dans le fond de sa loge, et dentendre dire
128
que vous vous ruinez pour elle. Du reste, vous
aurez raison, elle est mal élevée, mais cest une
jolie maîtresse à avoir.
Heureusement, on leva le rideau et mon ami se
tut. Vous dire ce que lon jouait me serait
impossible. Tout ce que je me rappelle, cest que
de temps en temps je levais les yeux sur la loge
que javais si brusquement quittée, et que des
figures de visiteurs nouveaux sy succédaient à
chaque instant.
Cependant, jétais loin de ne plus penser à
Marguerite. Un autre sentiment semparait de
moi. Il me semblait que javais son insulte et mon
ridicule à faire oublier ; je me disais que, dussé-je
y dépenser ce que je possédais, jaurais cette fille
et prendrais de droit la place que javais
abandonnée si vite.
Avant que le spectacle fût terminé, Marguerite
et son amie quittèrent leur loge.
Malgré moi, je quittai ma stalle.
Vous vous en allez ? me dit Ernest.
Oui.
129
Pourquoi ?
En ce moment, il saperçut que la loge était
vide.
Allez, allez, dit-il, et bonne chance, ou plutôt
meilleure chance.
Je sortis.
Jentendis dans lescalier des frôlements de
robes et des bruits de voix. Je me mis à lécart et
je vis passer, sans être vu, les deux femmes et les
deux jeunes gens qui les accompagnaient.
Sous le péristyle du théâtre se présenta à elles
un petit domestique.
Va dire au cocher dattendre à la porte du
café Anglais, dit Marguerite ; nous irons à pied
jusque-là.
Quelques minutes après, en rôdant sur le
boulevard, je vis, à une fenêtre dun des grands
cabinets du restaurant, Marguerite, appuyée sur le
balcon, effeuillant un à un les camélias de son
bouquet.
Un des deux hommes était penché sur son
épaule et lui parlait tout bas.
130
Jallai minstaller à la Maison dOr, dans les
salons du premier étage, et je ne perdis pas de
vue la fenêtre en question.
À une heure du matin, Marguerite remontait
dans sa voiture avec ses trois amis.
Je pris un cabriolet et je la suivis.
La voiture sarrêta rue dAntin, n° 9.
Marguerite en descendit et rentra seule chez
elle.
Cétait sans doute un hasard, mais ce hasard
me rendit bien heureux.
À partir de ce jour, je rencontrai souvent
Marguerite au spectacle, aux Champs-Élysées.
Toujours même gaieté chez elle, toujours même
émotion chez moi.
Quinze jours se passèrent cependant sans que
je la revisse nulle part. Je me trouvai avec
Gaston, à qui je demandai de ses nouvelles.
La pauvre fille est bien malade, me réponditil.
Qua-t-elle donc ?
131
Elle a quelle est poitrinaire, et que, comme
elle a fait une vie qui nest pas destinée à la
guérir, elle est dans son lit et quelle se meurt.
Le coeur est étrange ; je fus presque content de
cette maladie.
Jallai tous les jours savoir des nouvelles de la
malade, sans cependant minscrire, ni laisser ma
carte. Jappris ainsi sa convalescence et son
départ pour Bagnères.
Puis, le temps sécoula, limpression, sinon le
souvenir, parut seffacer peu à peu de mon esprit.
Je voyageai ; des liaisons, des habitudes, des
travaux prirent la place de cette pensée, et,
lorsque je songeais à cette première aventure, je
ne voulais voir ici quune de ces passions comme
on en a lorsque lon est tout jeune, et dont on rit
peu de temps après.
Du reste, il ny aurait pas eu de mérite à
triompher de ce souvenir, car javais perdu
Marguerite de vue depuis son départ, et, comme
je vous lai dit, quand elle passa près de moi,
dans le corridor des Variétés, je ne la reconnus
pas.
132
Elle était voilée, il est vrai ; mais si voilée
quelle eût été, deux ans plus tôt, je naurais pas
eu besoin de la voir pour la reconnaître : je
laurais devinée.
Ce qui nempêcha pas mon coeur de battre
quand je sus que cétait elle ; et les deux années
passées sans la voir et les résultats que cette
séparation avait paru amener sévanouirent dans
la même fumée au seul toucher de sa robe.
133
VIII
Cependant, continua Armand après une pause,
tout en comprenant que jétais encore amoureux,
je me sentais plus fort quautrefois, et, dans mon
désir de me retrouver avec Marguerite, il y avait
aussi la volonté de lui faire voir que je lui étais
devenu supérieur.
Que de routes prend et que de raisons se donne
le coeur pour en arriver à ce quil veut ! Aussi, je
ne pus rester longtemps dans les corridors, et je
retournai prendre ma place à lorchestre, en jetant
un coup doeil rapide dans la salle, pour voir dans
quelle loge elle était.
Elle était dans lavant-scène du rez-dechaussée,
et toute seule. Elle était changée,
comme je vous lai dit, je ne retrouvais plus sur
sa bouche son sourire indifférent. Elle avait
souffert, elle souffrait encore.
Quoiquon fût déjà en avril, elle était encore
134
vêtue comme en hiver et toute couverte de
velours.
Je la regardais si obstinément que mon regard
attira le sien.
Elle me considéra quelques instants, prit sa
lorgnette pour mieux me voir, et crut sans doute
me reconnaître, sans pouvoir positivement dire
qui jétais, car lorsquelle reposa sa lorgnette, un
sourire, ce charmant salut des femmes, erra sur
ses lèvres, pour répondre au salut quelle avait
lair dattendre de moi ; mais je ny répondis
point, comme pour prendre barres sur elle et
paraître avoir oublié, quand elle se souvenait.
Elle crut sêtre trompée et détourna la tête.
On leva le rideau.
Jai vu bien des fois Marguerite au spectacle,
je ne lai jamais vue prêter la moindre attention à
ce quon jouait.
Quant à moi, le spectacle mintéressait aussi
fort peu, et je ne moccupais que delle, mais en
faisant tous mes efforts pour quelle ne sen
aperçût pas.
135
Je la vis ainsi échanger des regards avec la
personne occupant la loge en face de la sienne ; je
portai mes yeux sur cette loge, et je reconnus
dedans une femme avec qui jétais assez familier.
Cette femme était une ancienne femme
entretenue, qui avait essayé dentrer au théâtre,
qui ny avait pas réussi, et qui, comptant sur ses
relations avec les élégantes de Paris, sétait mise
dans le commerce et avait pris un magasin de
modes.
Je vis en elle un moyen de me rencontrer avec
Marguerite, et je profitai dun moment où elle
regardait de mon côté pour lui dire bonsoir de la
main et des yeux.
Ce que javais prévu arriva, elle mappela
dans sa loge.
Prudence Duvernoy, cétait lheureux nom de
la modiste, était une de ces grosses femmes de
quarante ans avec lesquelles il ny a pas besoin
dune grande diplomatie pour leur faire dire ce
que lon veut savoir, surtout quand ce que lon
veut savoir est aussi simple que ce que javais à
lui demander.
136
Je profitai dun moment où elle recommençait
ses correspondances avec Marguerite pour lui
dire :
Qui regardez-vous ainsi ?
Marguerite Gautier.
Vous la connaissez ?
Oui ; je suis sa modiste, et elle est ma
voisine.
Vous demeurez donc rue dAntin ?
N° 7. La fenêtre de son cabinet de toilette
donne sur la fenêtre du mien.
On dit que cest une charmante fille.
Vous ne la connaissez pas ?
Non, mais je voudrais bien la connaître.
Voulez-vous que je lui dise de venir dans
notre loge ?
Non, jaime mieux que vous me présentiez à
elle.
Chez elle ?
Oui.
137
Cest plus difficile.
Pourquoi ?
Parce quelle est protégée par un vieux duc
très jaloux.
Protégée est charmant.
Oui, protégée, reprit Prudence. Le pauvre
vieux, il serait bien embarrassé dêtre son amant.
Prudence me raconta alors comment
Marguerite avait fait connaissance du duc à
Bagnères.
Cest pour cela, continuai-je, quelle est
seule ici ?
Justement.
Mais, qui la reconduira ?
Lui.
Il va donc venir la prendre ?
Dans un instant.
Et vous, qui vous reconduit ?
Personne.
Je moffre.
138
Mais vous êtes avec un ami, je crois.
Nous nous offrons alors.
Quest-ce que cest que votre ami ?
Cest un charmant garçon, fort spirituel, et
qui sera enchanté de faire votre connaissance.
Eh bien, cest convenu, nous partirons tous
les quatre après cette pièce, car je connais la
dernière.
Volontiers, je vais prévenir mon ami.
Allez.
Ah ! me dit Prudence au moment où jallais
sortir, voilà le duc qui entre dans la loge de
Marguerite.
Je regardai.
Un homme de soixante-dix ans, en effet,
venait de sasseoir derrière la jeune femme et lui
remettait un sac de bonbons dans lequel elle puisa
aussitôt en souriant, puis elle lavança sur le
devant de sa loge en faisant à Prudence un signe
qui pouvait se traduire par :
En voulez-vous ?
139
Non, fit Prudence.
Marguerite reprit le sac et, se retournant, se
mit à causer avec le duc.
Le récit de tous ces détails ressemble à de
lenfantillage, mais tout ce qui avait rapport à
cette fille est si présent à ma mémoire, que je ne
puis mempêcher de le rappeler aujourdhui.
Je descendis prévenir Gaston de ce que je
venais darranger pour lui et pour moi.
Il accepta.
Nous quittâmes nos stalles pour monter dans
la loge de Madame Duvernoy.
À peine avions-nous ouvert la porte des
orchestres que nous fûmes forcés de nous arrêter
pour laisser passer Marguerite et le duc qui sen
allaient.
Jaurais donné dix ans de ma vie pour être à la
place de ce vieux bonhomme.
Arrivé sur le boulevard, il lui fit prendre place
dans un phaéton quil conduisait lui-même, et ils
disparurent emportés au trot de deux superbes
chevaux.
140
Nous entrâmes dans la loge de Prudence.
Quand la pièce fut finie, nous descendîmes
prendre un simple fiacre qui nous conduisit rue
dAntin, n° 7. À la porte de sa maison, Prudence
nous offrit de monter chez elle pour nous faire
voir ses magasins que nous ne connaissions pas et
dont elle paraissait être très fière. Vous jugez
avec quel empressement jacceptai.
Il me semblait que je me rapprochais peu à
peu de Marguerite. Jeus bientôt fait retomber la
conversation sur elle.
Le vieux duc est chez votre voisine ? dis-je à
Prudence.
Non pas ; elle doit être seule.
Mais elle va sennuyer horriblement, dit
Gaston.
Nous passons presque toutes nos soirées
ensemble, ou, lorsquelle rentre, elle mappelle.
Elle ne se couche jamais avant deux heures du
matin. Elle ne peut pas dormir plus tôt.
Pourquoi ?
Parce quelle est malade de la poitrine et
141
quelle a presque toujours la fièvre.
Elle na pas damants ? demandai-je.
Je ne vois jamais personne rester quand je
men vais ; mais je ne réponds pas quil ne vient
personne quand je suis partie ; souvent je
rencontre chez elle, le soir, un certain comte de
N... qui croit avancer ses affaires en faisant ses
visites à onze heures, en lui envoyant des bijoux
tant quelle en veut ; mais elle ne peut pas le voir
en peinture. Elle a tort, cest un garçon très riche.
Jai beau lui dire de temps en temps : ma chère
enfant, cest lhomme quil vous faut ! Elle qui
mécoute assez ordinairement, elle me tourne le
dos et me répond quil est trop bête. Quil soit
bête, jen conviens ; mais ce serait pour elle une
position, tandis que ce vieux duc peut mourir
dun jour à lautre. Les vieillards sont égoïstes ;
sa famille lui reproche sans cesse son affection
pour Marguerite : voilà deux raisons pour quil ne
lui laisse rien. Je lui fais de la morale, à laquelle
elle répond quil sera toujours temps de prendre
le comte à la mort du duc.
« Cela nest pas toujours drôle, continua
142
Prudence, de vivre comme elle vit. Je sais bien,
moi, que cela ne mirait pas et que jenverrais
bien vite promener le bonhomme. Il est insipide,
ce vieux ; il lappelle sa fille, il a soin delle
comme dun enfant, il est toujours sur son dos. Je
suis sûre quà cette heure un de ses domestiques
rôde dans la rue pour voir qui sort, et surtout qui
entre.
Ah ! cette pauvre Marguerite ! dit Gaston en
se mettant au piano et en jouant une valse, je ne
savais pas cela, moi. Cependant je lui trouvais
lair moins gai depuis quelque temps.
Chut ! dit Prudence en prêtant loreille.
Gaston sarrêta.
Elle mappelle, je crois.
Nous écoutâmes.
En effet, une voix appelait Prudence.
Allons, messieurs, allez-vous-en, nous dit
madame Duvernoy.
Ah ! cest comme cela que vous entendez
lhospitalité, dit Gaston en riant, nous nous en
irons quand bon nous semblera.
143
Pourquoi nous en irions-nous ?
Je vais chez Marguerite.
Nous attendrons ici.
Cela ne se peut pas.
Alors, nous irons avec vous.
Encore moins.
Je connais Marguerite, moi, fit Gaston, je
puis bien aller lui faire une visite.
Mais Armand ne la connaît pas.
Je le présenterai.
Cest impossible.
Nous entendîmes de nouveau la voix de
Marguerite appelant toujours Prudence. Celle-ci
courut à son cabinet de toilette. Je ly suivis avec
Gaston. Elle ouvrit la fenêtre.
Nous nous cachâmes de façon à ne pas être
vus du dehors.
Il y a dix minutes que je vous appelle, dit
Marguerite de sa fenêtre et dun ton presque
impérieux.
144
Que me voulez-vous ?
Je veux que vous veniez tout de suite.
Pourquoi ?
Parce que le comte de N... est encore là et
quil mennuie à périr.
Je ne peux pas maintenant.
Qui vous en empêche ?
Jai chez moi deux jeunes gens qui ne
veulent pas sen aller.
Dites-leur quil faut que vous sortiez.
Je le leur ai dit.
Eh bien, laissez-les chez vous ; quand ils
vous verront sortie, ils sen iront.
Après avoir mis tout sens dessus dessous !
Mais quest-ce quils veulent ?
Ils veulent vous voir.
Comment se nomment-ils ?
Vous en connaissez un, M. Gaston R...
Ah ! oui, je le connais ; et lautre ?
145
M Armand Duval. Vous ne le connaissez
pas ?
Non ; mais amenez-les toujours, jaime
mieux tout que le comte. Je vous attends, venez
vite.
Marguerite referma sa fenêtre, Prudence la
sienne.
Marguerite, qui sétait un instant rappelé mon
visage, ne se rappelait pas mon nom. Jaurais
mieux aimé un souvenir à mon désavantage que
cet oubli.
Je savais bien, dit Gaston, quelle serait
enchantée de nous voir.
Enchantée nest pas le mot, répondit
Prudence en mettant son châle et son chapeau,
elle vous reçoit pour faire partir le comte. Tâchez
dêtre plus aimables que lui, ou, je connais
Marguerite, elle se brouillera avec moi.
Nous suivîmes Prudence qui descendait.
Je tremblais ; il me semblait que cette visite
allait avoir une grande influence sur ma vie.
Jétais encore plus ému que le soir de ma
146
présentation dans la loge de lOpéra-Comique.
En arrivant à la porte de lappartement que
vous connaissez, le coeur me battait si fort que la
pensée méchappait.
Quelques accords de piano arrivaient jusquà
nous.
Prudence sonna.
Le piano se tut.
Une femme qui avait plutôt lair dune dame
de compagnie que dune femme de chambre vint
nous ouvrir.
Nous passâmes dans le salon, du salon dans le
boudoir, qui était à cette époque ce que vous
lavez vu depuis.
Un jeune homme était appuyé contre la
cheminée.
Marguerite, assise devant son piano, laissait
courir ses doigts sur les touches, et commençait
des morceaux quelle nachevait pas.
Laspect de cette scène était lennui, résultant
pour lhomme de lembarras de sa nullité, pour la
147
femme de la visite de ce lugubre personnage.
À la voix de Prudence, Marguerite se leva, et,
venant à nous après avoir échangé un regard de
remerciements avec madame Duvernoy, elle nous
dit :
Entrez, messieurs, et soyez les bienvenus.
148
IX
Bonsoir, mon cher Gaston, dit Marguerite à
mon compagnon, je suis bien aise de vous voir.
Pourquoi nêtes-vous pas entré dans ma loge aux
Variétés ?
Je craignais dêtre indiscret.
Les amis, et Marguerite appuya sur ce mot,
comme si elle eût voulu faire comprendre à ceux
qui étaient là que, malgré la façon familière dont
elle laccueillait, Gaston nétait et navait
toujours été quun ami, les amis ne sont jamais
indiscrets.
Alors, vous me permettez de vous présenter
M. Armand Duval !
Javais déjà autorisé Prudence à le faire.
Du reste, madame, dis-je alors en
minclinant et en parvenant à rendre des sons à
peu près intelligibles, jai déjà eu lhonneur de
149
vous être présenté.
Loeil charmant de Marguerite sembla
chercher dans son souvenir, mais elle ne se
souvint point, ou parut ne point se souvenir.
Madame, repris-je alors, je vous suis
reconnaissant davoir oublié cette première
présentation, car jy fus très ridicule et dus vous
paraître très ennuyeux. Cétait, il y a deux ans, à
lOpéra-Comique ; jétais avec Ernest de ***...
Ah ! je me rappelle ! reprit Marguerite avec
un sourire. Ce nest pas vous qui étiez ridicule,
cest moi qui étais taquine, comme je le suis
encore un peu, mais moins cependant. Vous
mavez pardonné, monsieur ?
Et elle me tendit sa main que je baisai.
Cest vrai, reprit-elle. Figurez-vous que jai
la mauvaise habitude de vouloir embarrasser les
gens que je vois pour la première fois. Cest très
sot. Mon médecin dit que cest parce que je suis
nerveuse et toujours souffrante : croyez mon
médecin.
Mais vous paraissez très bien portante.
150
Oh ! jai été bien malade.
Je le sais.
Qui vous la dit ?
Tout le monde le savait ; je suis venu
souvent savoir de vos nouvelles, et jai appris
avec plaisir votre convalescence.
On ne ma jamais remis votre carte.
Je ne lai jamais laissée.
Serait-ce vous, ce jeune homme qui venait
tous les jours sinformer de moi pendant ma
maladie, et qui na jamais voulu dire son nom ?
Cest moi.
Alors, vous êtes plus quindulgent, vous êtes
généreux. Ce nest pas vous, comte, qui auriez
fait cela, ajouta-t-elle en se tournant vers M. de
N..., et après avoir jeté sur moi un de ces regards
par lesquels les femmes complètent leur opinion
sur un homme.
Je ne vous connais que depuis deux mois,
répliqua le comte.
Et monsieur qui ne me connaît que depuis
151
cinq minutes ! Vous répondez toujours des
niaiseries.
Les femmes sont impitoyables avec les gens
quelles naiment pas.
Le comte rougit et se mordit les lèvres.
Jeus pitié de lui, car il paraissait être
amoureux comme moi, et la dure franchise de
Marguerite devait le rendre bien malheureux,
surtout en présence de deux étrangers.
Vous faisiez de la musique quand nous
sommes entrés, dis-je alors pour changer la
conversation, ne me ferez-vous pas le plaisir de
me traiter en vieille connaissance, et ne
continuerez-vous pas ?
Oh ! fit-elle en se jetant sur le canapé et en
nous faisant signe de nous y asseoir, Gaston sait
bien quel genre de musique je fais. Cest bon
quand je suis seule avec le comte, mais je ne
voudrais pas vous faire endurer pareil supplice.
Vous avez cette préférence pour moi ?
répliqua M. de N... avec un sourire quil essaya
de rendre fin et ironique.
152
Vous avez tort de me la reprocher ; cest la
seule.
Il était décidé que ce pauvre garçon ne dirait
pas un mot. Il jeta sur la jeune femme un regard
vraiment suppliant.
Dites donc, Prudence, continua-t-elle, avezvous
fait ce que je vous avais priée de faire ?
Oui.
Cest bien, vous me conterez cela plus tard.
Nous avons à causer, vous ne vous en irez pas
sans que je vous parle.
Nous sommes sans doute indiscrets, dis-je
alors, et, maintenant que nous avons ou plutôt
que jai obtenu une seconde présentation pour
faire oublier la première, nous allons nous retirer,
Gaston et moi.
Pas le moins du monde ; ce nest pas pour
vous que je dis cela. Je veux au contraire que
vous restiez.
Le comte tira une montre fort élégante, à
laquelle il regarda lheure :
Il est temps que jaille au club, dit-il.
153
Marguerite ne répondit rien.
Le comte quitta alors la cheminée, et venant à
elle :
Adieu, madame.
Marguerite se leva.
Adieu, mon cher comte, vous vous en allez
déjà ?
Oui, je crains de vous ennuyer.
Vous ne mennuyez pas plus aujourdhui
que les autres jours. Quand vous verra-t-on ?
Quand vous le permettrez.
Adieu, alors !
Cétait cruel, vous lavouerez.
Le comte avait heureusement une fort bonne
éducation et un excellent caractère. Il se contenta
de baiser la main que Marguerite lui tendait assez
nonchalamment, et de sortir après nous avoir
salués.
Au moment où il franchissait la porte, il
regarda Prudence.
154
Celle-ci leva les épaules dun air qui
signifiait :
Que voulez-vous, jai fait tout ce que jai pu.
Nanine ! cria Marguerite, éclaire M. le
comte.
Nous entendîmes ouvrir et fermer la porte.
Enfin ! sécria Marguerite en reparaissant, le
voilà parti ; ce garçon-là me porte horriblement
sur les nerfs.
Ma chère enfant, dit Prudence, vous êtes
vraiment trop méchante avec lui, lui qui est si bon
et si prévenant pour vous. Voilà encore sur votre
cheminée une montre quil vous a donnée, et qui
lui a coûté au moins mille écus, jen suis sûre.
Et madame Duvernoy, qui sétait approchée de
la cheminée, jouait avec le bijou dont elle parlait,
et jetait dessus des regards de convoitise.
Ma chère, dit Marguerite en sasseyant à son
piano quand je pèse dun côté ce quil me donne
et de lautre ce quil me dit, je trouve que je lui
passe ses visites bon marché.
Ce pauvre garçon est amoureux de vous.
155
Sil fallait que jécoutasse tous ceux qui sont
amoureux de moi, je naurais seulement pas le
temps de dîner.
Et elle fit courir ses doigts sur le piano, après
quoi se retournant elle nous dit :
Voulez-vous prendre quelque chose ? Moi,
je boirais bien un peu de punch.
Et moi, je mangerais bien un peu de poulet,
dit Prudence ; si nous soupions ?
Cest cela, allons souper, dit Gaston.
Non, nous allons souper ici.
Elle sonna. Nanine parut.
Envoie chercher à souper.
Que faut-il prendre ?
Ce que tu voudras, mais tout de suite, tout de
suite.
Nanine sortit.
Cest cela, dit Marguerite en sautant comme
une enfant, nous allons souper. Que cet imbécile
de comte est ennuyeux !
156
Plus je voyais cette femme, plus elle
menchantait. Elle était belle à ravir. Sa maigreur
même était une grâce.
Jétais en contemplation.
Ce qui se passait en moi, jaurais peine à
lexpliquer. Jétais plein dindulgence pour sa
vie, plein dadmiration pour sa beauté. Cette
preuve de désintéressement quelle donnait en
nacceptant pas un homme jeune, élégant et riche,
tout prêt à se ruiner pour elle, excusait à mes
yeux toutes ses fautes passées.
Il y avait dans cette femme quelque chose
comme de la candeur.
On voyait quelle en était encore à la virginité
du vice. Sa marche assurée, sa taille souple, ses
narines roses et ouvertes, ses grands yeux
légèrement cerclés de bleu, dénotaient une de ces
natures ardentes qui répandent autour delles un
parfum de volupté, comme ces flacons dOrient
qui, si bien fermés quils soient, laissent échapper
le parfum de la liqueur quils renferment.
Enfin, soit nature, soit conséquence de son état
157
maladif, il passait de temps en temps dans les
yeux de cette femme des éclairs de désirs dont
lexpansion eût été une révélation du ciel pour
celui quelle eût aimé. Mais ceux qui avaient
aimé Marguerite ne se comptaient plus, et ceux
quelle avait aimés ne se comptaient pas encore.
Bref, on reconnaissait dans cette fille la vierge
quun rien avait faite courtisane, et la courtisane
dont un rien eût fait la vierge la plus amoureuse
et la plus pure. Il y avait encore chez Marguerite
de la fierté et de lindépendance : deux
sentiments qui, blessés, sont capables de faire ce
que fait la pudeur. Je ne disais rien, mon âme
semblait être passée toute dans mon coeur et mon
coeur dans mes yeux.
Ainsi, reprit-elle tout à coup, cest vous qui
veniez savoir de mes nouvelles quand jétais
malade ?
Oui.
Savez-vous que cest très beau, cela ! Et que
puis-je faire pour vous remercier ?
Me permettre de venir de temps en temps
158
vous voir.
Tant que vous voudrez, de cinq heures à six,
de onze heures à minuit. Dites donc, Gaston,
jouez-moi lInvitation à la valse.
Pourquoi ?
Pour me faire plaisir dabord, et ensuite
parce que je ne puis pas arriver à la jouer seule.
Quest-ce qui vous embarrasse donc ?
La troisième partie, le passage en dièse.
Gaston se leva, se mit au piano et commença
cette merveilleuse mélodie de Weber, dont la
musique était ouverte sur le pupitre.
Marguerite, une main appuyée sur le piano,
regardait le cahier, suivait des yeux chaque note
quelle accompagnait tout bas de la voix, et,
quand Gaston en arriva au passage quelle lui
avait indiqué, elle chantonna en faisant aller ses
doigts sur le dos du piano :
Ré, mi, ré, do, ré, fa, mi, ré, voilà ce que je
ne puis faire. Recommencez.
Gaston recommença, après quoi Marguerite
159
lui dit :
Maintenant laissez-moi essayer.
Elle prit sa place et joua à son tour ; mais ses
doigts rebelles se trompaient toujours sur lune
des notes que nous venons de dire.
Est-ce incroyable, dit-elle avec une véritable
intonation denfant, que je ne puisse pas arriver à
jouer ce passage ! Croiriez-vous que je reste
quelquefois jusquà deux heures du matin
dessus ! Et quand je pense que cet imbécile de
comte le joue sans musique et admirablement,
cest cela qui me rend furieuse contre lui, je crois.
Et elle recommença, toujours avec les mêmes
résultats.
Que le diable emporte Weber, la musique et
les pianos ! dit-elle en jetant le cahier à lautre
bout de la chambre ; comprend-on que je ne
puisse pas faire huit dièses de suite ?
Et elle se croisait les bras en nous regardant et
en frappant du pied.
Le sang lui monta aux joues et une toux légère
entrouvrit ses lèvres.
160
Voyons, voyons, dit Prudence, qui avait ôté
son chapeau et qui lissait ses bandeaux devant la
glace, vous allez encore vous mettre en colère et
vous faire mal ; allons souper, cela vaudra
mieux ; moi, je meurs de faim.
Marguerite sonna de nouveau, puis elle se
remit au piano et commença à demi-voix une
chanson libertine, dans laccompagnement de
laquelle elle ne sembrouilla point.
Gaston savait cette chanson, et ils en firent une
espèce de duo.
Ne chantez donc pas ces saletés-là, dis-je
familièrement à Marguerite et avec un ton de
prière.
Oh ! comme vous êtes chaste ! me dit-elle en
souriant et en me tendant la main.
Ce nest pas pour moi, cest pour vous.
Marguerite fit un geste qui voulait dire : oh ! il
y a longtemps que jen ai fini, moi, avec la
chasteté.
En ce moment Nanine parut.
Le souper est-il prêt ? demanda Marguerite.
161
Oui, madame, dans un instant.
À propos, me dit Prudence, vous navez pas
vu lappartement ; venez, que je vous le montre.
Vous le savez, le salon était une merveille.
Marguerite nous accompagna un peu, puis elle
appela Gaston et passa avec lui dans la salle à
manger pour voir si le souper était prêt.
Tiens, dit tout haut Prudence en regardant
sur une étagère et en y prenant une figure de
Saxe, je ne vous connaissais pas ce petit
bonhomme-là !
Lequel ?
Un petit berger qui tient une cage avec un
oiseau.
Prenez-le, sil vous fait plaisir.
Ah ! Mais je crains de vous en priver.
Je voulais le donner à ma femme de
chambre, je le trouve hideux ; mais puisquil
vous plaît, prenez-le.
Prudence ne vit que le cadeau et non la
manière dont il était fait. Elle mit son bonhomme
162
de côté, et memmena dans le cabinet de toilette,
où, me montrant deux miniatures qui se faisaient
pendant, elle me dit :
Voilà le comte de G... qui a été très
amoureux de Marguerite ; cest lui qui la lancée.
Le connaissez-vous ?
Non. Et celui-ci ? demandai-je en montrant
lautre miniature.
Cest le petit vicomte de L... il a été forcé de
partir.
Pourquoi ?
Parce quil était à peu près ruiné. En voilà un
qui aimait Marguerite !
Et elle laimait beaucoup sans doute ?
Cest une si drôle de fille, on ne sait jamais à
quoi sen tenir. Le soir du jour où il est parti, elle
était au spectacle, comme dhabitude, et
cependant elle avait pleuré au moment du départ.
En ce moment, Nanine parut, nous annonçant
que le souper était servi.
Quand nous entrâmes dans la salle à manger,
163
Marguerite était appuyée contre le mur, et
Gaston, lui tenant les mains, lui parlait tout bas.
Vous êtes fou, lui répondait Marguerite,
vous savez bien que je ne veux pas de vous. Ce
nest pas au bout de deux ans que lon connaît
une femme comme moi, quon lui demande à être
son amant. Nous autres, nous nous donnons tout
de suite ou jamais. Allons, messieurs, à table.
Et, séchappant des mains de Gaston,
Marguerite le fit asseoir à sa droite, moi à sa
gauche, puis elle dit à Nanine :
Avant de tasseoir, recommande à la cuisine
que lon nouvre pas si lon vient sonner.
Cette recommandation était faite à une heure
du matin.
On rit, on but et lon mangea beaucoup à ce
souper. Au bout de quelques instants, la gaieté
était descendue aux dernières limites, et ces mots
quun certain monde trouve plaisants et qui
salissent toujours la bouche qui les dit éclataient
de temps à autre, aux grandes acclamations de
Nanine, de Prudence et de Marguerite. Gaston
164
samusait franchement ; cétait un garçon plein
de coeur, mais dont lesprit avait été un peu faussé
par les premières habitudes. Un moment, javais
voulu métourdir, faire mon coeur et ma pensée
indifférents au spectacle que javais sous les yeux
et prendre ma part de cette gaieté qui semblait un
des mets du repas ; mais peu à peu, je métais
isolé de ce bruit, mon verre était resté plein, et
jétais devenu presque triste en voyant cette belle
créature de vingt ans boire, parler comme un
portefaix, et rire dautant plus que ce que lon
disait était plus scandaleux.
Cependant cette gaieté, cette façon de parler et
de boire, qui me paraissaient chez les autres
convives les résultats de la débauche, de
lhabitude ou de la force, me semblaient chez
Marguerite un besoin doublier, une fièvre, une
irritabilité nerveuse. À chaque verre de vin de
Champagne, ses joues se couvraient dun rouge
fiévreux, et une toux, légère au commencement
du souper, était devenue à la longue assez forte
pour la forcer à renverser sa tête sur le dos de sa
chaise et à comprimer sa poitrine dans ses mains
toutes les fois quelle toussait.
165
Je souffrais du mal que devaient faire à cette
frêle organisation ces excès de tous les jours.
Enfin arriva une chose que javais prévue et
que je redoutais. Vers la fin du souper,
Marguerite fut prise dun accès de toux plus fort
que tous ceux quelle avait eus depuis que jétais
là. Il me sembla que sa poitrine se déchirait
intérieurement. La pauvre fille devint pourpre,
ferma les yeux sous la douleur et porta à ses
lèvres sa serviette quune goutte de sang rougit.
Alors elle se leva et courut dans son cabinet de
toilette.
Qua donc Marguerite ? demanda Gaston.
Elle a quelle a trop ri et quelle crache le
sang, fit Prudence. Oh ! ce ne sera rien, cela lui
arrive tous les jours. Elle va revenir. Laissons-la
seule, elle aime mieux cela.
Quant à moi, je ne pus y tenir, et, au grand
ébahissement de Prudence et de Nanine qui me
rappelaient, jallai rejoindre Marguerite.
166
X
La chambre où elle sétait réfugiée nétait
éclairée que par une seule bougie posée sur une
table. Renversée sur un grand canapé, sa robe
défaite, elle tenait une main sur son coeur et
laissait pendre lautre. Sur la table il y avait une
cuvette dargent à moitié pleine deau ; cette eau
était marbrée de filets de sang.
Marguerite, très pâle et la bouche entrouverte,
essayait de reprendre haleine. Par moments, sa
poitrine se gonflait dun long soupir qui, exhalé,
paraissait la soulager un peu, et la laissait pendant
quelques secondes dans un sentiment de bienêtre.
Je mapprochai delle, sans quelle fît un
mouvement, je massis et pris celle de ses mains
qui reposait sur le canapé.
Ah ! cest vous ? me dit-elle avec un sourire.
167
Il paraît que javais la figure bouleversée, car
elle ajouta :
Est-ce que vous êtes malade aussi ?
Non ; mais vous, souffrez-vous encore ?
Très peu ; et elle essuya avec son mouchoir
les larmes que la toux avait fait venir à ses yeux ;
je suis habituée à cela maintenant.
Vous vous tuez, madame, lui dis-je alors
dune voix émue ; je voudrais être votre ami,
votre parent, pour vous empêcher de vous faire
mal ainsi.
Ah ! cela ne vaut vraiment pas la peine que
vous vous alarmiez, répliqua-t-elle dun ton un
peu amer ; voyez si les autres soccupent de moi :
cest quils savent bien quil ny a rien à faire à
ce mal-là.
Après quoi elle se leva et, prenant la bougie,
elle la mit sur la cheminée et se regarda dans la
glace.
Comme je suis pâle ! dit-elle en rattachant sa
robe et en passant ses doigts sur ses cheveux
délissés. Ah ! bah ! allons nous remettre à table.
168
Venez-vous ?
Mais jétais assis et je ne bougeais pas.
Elle comprit lémotion que cette scène mavait
causée, car elle sapprocha de moi et, me tendant
la main, elle me dit :
Voyons, venez.
Je pris sa main, je la portai à mes lèvres en la
mouillant malgré moi de deux larmes longtemps
contenues.
Eh bien, mais êtes-vous enfant ! dit-elle en
se rasseyant auprès de moi ; voilà que vous
pleurez ! Quavez-vous ?
Je dois vous paraître bien niais, mais ce que
je viens de voir ma fait un mal affreux.
Vous êtes bien bon ! Que voulez-vous ? Je
ne puis pas dormir, il faut bien que je me distraie
un peu. Et puis des filles comme moi, une de plus
ou de moins, quest-ce que cela fait ? Les
médecins me disent que le sang que je crache
vient des bronches ; jai lair de les croire, cest
tout ce que je puis faire pour eux.
Écoutez, Marguerite, dis-je alors avec une
169
expansion que je ne pus retenir, je ne sais pas
linfluence que vous devez prendre sur ma vie,
mais ce que je sais, cest quà lheure quil est, il
ny a personne, pas même ma soeur, à qui je
mintéresse comme à vous. Cest ainsi depuis que
je vous ai vue. Eh bien, au nom du ciel, soignezvous,
et ne vivez plus comme vous le faites.
Si je me soignais, je mourrais. Ce qui me
soutient, cest la vie fiévreuse que je mène. Puis,
se soigner, cest bon pour les femmes du monde
qui ont une famille et des amis ; mais nous, dès
que nous ne pouvons plus servir à la vanité ou au
plaisir de nos amants, ils nous abandonnent, et les
longues soirées succèdent aux longs jours. Je le
sais bien, allez, jai été deux mois dans mon lit ;
au bout de trois semaines, personne ne venait
plus me voir.
Il est vrai que je ne vous suis rien, repris-je ;
mais si vous le vouliez je vous soignerais comme
un frère, je ne vous quitterais pas, et je vous
guérirais. Alors, quand vous en auriez la force,
vous reprendriez la vie que vous menez, si bon
vous semblait ; mais jen suis sûr, vous aimeriez
170
mieux une existence tranquille qui vous ferait
plus heureuse et vous garderait jolie.
Vous pensez comme cela ce soir, parce que
vous avez le vin triste, mais vous nauriez pas la
patience dont vous vous vantez.
Permettez-moi de vous dire, Marguerite, que
vous avez été malade pendant deux mois, et que,
pendant ces deux mois, je suis venu tous les jours
savoir de vos nouvelles.
Cest vrai ; mais pourquoi ne montiez-vous
pas ?
Parce que je ne vous connaissais pas alors.
Est-ce quon se gêne avec une fille comme
moi ?
On se gêne toujours avec une femme ; cest
mon avis du moins.
Ainsi, vous me soigneriez ?
Oui.
Vous resteriez tous les jours auprès de moi ?
Oui.
Et même toutes les nuits ?
171
Tout le temps que je ne vous ennuierais pas.
Comment appelez-vous cela ?
Du dévouement.
Et doù vient ce dévouement ?
Dune sympathie irrésistible que jai pour
vous.
Ainsi vous êtes amoureux de moi ? dites-le
tout de suite, cest bien plus simple.
Cest possible ; mais si je dois vous le dire
un jour, ce nest pas aujourdhui.
Vous ferez mieux de ne me le dire jamais.
Pourquoi ?
Parce quil ne peut résulter que deux choses
de cet aveu.
Lesquelles ?
Ou que je ne vous accepte pas, alors vous
men voudrez, ou que je vous accepte, alors vous
aurez une triste maîtresse ; une femme nerveuse,
malade, triste, ou gaie dune gaieté plus triste que
le chagrin, une femme qui crache le sang et qui
dépense cent mille francs par an, cest bon pour
172
un vieux richard comme le duc ; mais cest bien
ennuyeux pour un jeune homme comme vous, et
la preuve, cest que tous les jeunes amants que
jai eus mont bien vite quittée.
Je ne répondais rien : jécoutais. Cette
franchise qui tenait presque de la confession,
cette vie douloureuse que jentrevoyais sous le
voile doré qui la couvrait, et dont la pauvre fille
fuyait la réalité dans la débauche, livresse et
linsomnie, tout cela mimpressionnait tellement
que je ne trouvais pas une seule parole.
Allons, continua Marguerite, nous disons là
des enfantillages. Donnez-moi la main et rentrons
dans la salle à manger. On ne doit pas savoir ce
que notre absence veut dire.
Rentrez, si bon vous semble, mais je vous
demande la permission de rester ici.
Pourquoi ?
Parce que votre gaieté me fait trop de mal.
Eh bien, je serai triste.
Tenez, Marguerite, laissez-moi vous dire
une chose que lon vous a dite souvent sans
173
doute, et à laquelle lhabitude de lentendre vous
empêchera peut-être dajouter foi, mais qui nen
est pas moins réelle, et que je ne vous répéterai
jamais.
Cest ?... dit-elle avec le sourire que
prennent les jeunes mères pour écouter une folie
de leur enfant.
Cest que, depuis que je vous ai vue, je ne
sais comment ni pourquoi, vous avez pris une
place dans ma vie ; cest que jai eu beau chasser
votre image de ma pensée, elle y est toujours
revenue ; cest quaujourdhui, quand je vous ai
rencontrée, après être resté deux ans sans vous
voir, vous avez pris sur mon coeur et mon esprit
un ascendant plus grand encore ; cest quenfin,
maintenant que vous mavez reçu, que je vous
connais, que je sais tout ce quil y a détrange en
vous, vous mêtes devenue indispensable, et que
je deviendrai fou, non pas seulement si vous ne
maimez pas, mais si vous ne me laissez pas vous
aimer.
Mais, malheureux que vous êtes, je vous
dirai ce que disait madame D... : vous êtes donc
174
bien riche ! Mais vous ne savez donc pas que je
dépense six ou sept mille francs par mois, et que
cette dépense est devenue nécessaire à ma vie ?
mais vous ne savez donc pas, mon pauvre ami,
que je vous ruinerais en un rien de temps, et que
votre famille vous ferait interdire pour vous
apprendre à vivre avec une créature comme moi ?
Aimez-moi bien, comme un bon ami, mais pas
autrement. Venez me voir, nous rirons, nous
causerons ; mais ne vous exagérez pas ce que je
vaux, car je ne vaux pas grand-chose. Vous avez
un bon coeur, vous avez besoin dêtre aimé, vous
êtes trop jeune et trop sensible pour vivre dans
notre monde. Prenez une femme mariée. Vous
voyez que je suis une bonne fille et que je vous
parle franchement.
Ah çà ! que diable faites-vous là ? cria
Prudence, que nous navions pas entendue venir,
et qui apparaissait sur le seuil de la chambre avec
ses cheveux à moitié défaits et sa robe ouverte. Je
reconnaissais dans ce désordre la main de Gaston.
Nous parlons raison, dit Marguerite, laisseznous
un peu ; nous vous rejoindrons tout à
175
lheure.
Bien, bien, causez, mes enfants, dit Prudence
en sen allant et en fermant la porte comme pour
ajouter encore au ton dont elle avait prononcé ces
dernières paroles.
Ainsi, cest convenu, reprit Marguerite,
quand nous fûmes seuls, vous ne maimerez
plus ?
Je partirai.
Cest à ce point-là ?
Jétais trop avancé pour reculer, et dailleurs
cette fille me bouleversait. Ce mélange de gaieté,
de tristesse, de candeur, de prostitution, cette
maladie même qui devait développer chez elle la
sensibilité des impressions comme lirritabilité
des nerfs, tout me faisait comprendre que si, dès
la première fois, je ne prenais pas dempire sur
cette nature oublieuse et légère, elle était perdue
pour moi.
Voyons, cest donc sérieux ce que vous
dites ? fit-elle.
Très sérieux.
176
Mais pourquoi ne mavez-vous pas dit cela
plus tôt ?
Quand vous laurais-je dit ?
Le lendemain du jour où vous mavez été
présenté à lOpéra-Comique.
Je crois que vous mauriez fort mal reçu, si
jétais venu vous voir.
Pourquoi ?
Parce que javais été stupide la veille.
Cela, cest vrai. Mais cependant vous
maimiez déjà à cette époque ?
Oui.
Ce qui ne vous a pas empêché daller vous
coucher et de dormir bien tranquillement après le
spectacle. Nous savons ce que sont ces grands
amours-là.
Eh bien, cest ce qui vous trompe. Savezvous
ce que jai fait le soir de lOpéra-Comique ?
Non.
Je vous ai attendue à la porte du café
Anglais. Jai suivi la voiture qui vous a emmenés,
177
vous et vos trois amis, et, quand je vous ai vue
descendre seule et rentrer seule chez vous, jai été
bien heureux.
Marguerite se mit à rire.
De quoi riez-vous ?
De rien.
Dites-le-moi, je vous en supplie, ou je vais
croire que vous vous moquez encore de moi.
Vous ne vous fâcherez pas ?
De quel droit me fâcherais-je ?
Eh bien, il y avait une bonne raison pour que
je rentrasse seule.
Laquelle ?
On mattendait ici.
Elle meût donné un coup de couteau quelle
ne meût pas fait plus de mal. Je me levai, et, lui
tendant la main :
Adieu, lui dis-je.
Je savais bien que vous vous fâcheriez, ditelle.
Les hommes ont la rage de vouloir
178
apprendre ce qui doit leur faire de la peine.
Mais je vous assure, ajoutai-je dun ton
froid, comme si javais voulu prouver que jétais
à jamais guéri de ma passion, je vous assure que
je ne suis pas fâché. Il était tout naturel que
quelquun vous attendît, comme il est tout naturel
que je men aille à trois heures du matin.
Est-ce que vous avez aussi quelquun qui
vous attend chez vous ?
Non, mais il faut que je parte.
Adieu, alors.
Vous me renvoyez ?
Pas le moins du monde.
Pourquoi me faites-vous de la peine ?
Quelle peine vous ai-je faite ?
Vous me dites que quelquun vous attendait.
Je nai pas pu mempêcher de rire à lidée
que vous aviez été si heureux de me voir rentrer
seule, quand il y avait une si bonne raison pour
cela.
On se fait souvent une joie dun enfantillage,
179
et il est méchant de détruire cette joie, quand, en
la laissant subsister, on peut rendre plus heureux
encore celui qui la trouve.
Mais à qui croyez-vous donc avoir affaire ?
Je ne suis ni une vierge ni une duchesse. Je ne
vous connais que daujourdhui et ne vous dois
pas compte de mes actions. En admettant que je
devienne un jour votre maîtresse, il faut que vous
sachiez bien que jai eu dautres amants que
vous. Si vous me faites déjà des scènes de
jalousie avant, quest-ce que ce sera donc après,
si jamais laprès existe ! Je nai jamais vu un
homme comme vous.
Cest que personne ne vous a jamais aimée
comme je vous aime.
Voyons, franchement, vous maimez donc
bien ?
Autant quil est possible daimer, je crois.
Et cela dure depuis... ?
Depuis un jour que je vous ai vue descendre
de calèche et entrer chez Susse, il y a trois ans.
Savez-vous que cest très beau ? Eh bien,
180
que faut-il que je fasse pour reconnaître ce grand
amour ?
Il faut maimer un peu, dis-je avec un
battement de coeur qui mempêchait presque de
parler ; car, malgré les sourires demi-moqueurs
dont elle avait accompagné toute cette
conversation, il me semblait que Marguerite
commençait à partager mon trouble, et que
japprochais de lheure attendue depuis si
longtemps.
Eh bien, et le duc ?
Quel duc ?
Mon vieux jaloux.
Il nen saura rien.
Et sil le sait ?
Il vous pardonnera.
Hé non ! Il mabandonnera, et quest-ce que
je deviendrai ?
Vous risquez bien cet abandon pour un
autre.
Comment le savez-vous ?
181
Par la recommandation que vous avez faite
de ne laisser entrer personne cette nuit.
Cest vrai ; mais celui-là est un ami sérieux.
Auquel vous ne tenez guère, puisque vous
lui faites défendre votre porte à pareille heure.
Ce nest pas à vous de me le reprocher,
puisque cétait pour vous recevoir, vous et votre
ami.
Peu à peu je métais rapproché de Marguerite,
javais passé mes mains autour de sa taille et je
sentais son corps souple peser légèrement sur
mes mains jointes.
Si vous saviez comme je vous aime ! lui
disais-je tout bas.
Bien vrai ?
Je vous jure.
Eh bien, si vous me promettez de faire toutes
mes volontés sans dire un mot, sans me faire une
observation, sans me questionner, je vous aimerai
peut-être.
Tout ce que vous voudrez !
182
Mais je vous en préviens, je veux être libre
de faire ce que bon me semblera, sans vous
donner le moindre détail sur ma vie. Il y a
longtemps que je cherche un amant jeune, sans
volonté, amoureux sans défiance, aimé sans
droits. Je nai jamais pu en trouver un. Les
hommes, au lieu dêtre satisfaits quon leur
accorde longtemps ce quils eussent à peine
espéré obtenir une fois, demandent à leur
maîtresse compte du présent, du passé et de
lavenir même. À mesure quils shabituent à
elle, ils veulent la dominer, et ils deviennent
dautant plus exigeants quon leur donne tout ce
quils veulent. Si je me décide à prendre un
nouvel amant maintenant, je veux quil ait trois
qualités bien rares, quil soit confiant, soumis et
discret.
Eh bien, je serai tout ce que vous voudrez.
Nous verrons.
Et quand verrons-nous ?
Plus tard.
Pourquoi ?
183
Parce que, dit Marguerite en se dégageant de
mes bras et en prenant dans un gros bouquet de
camélias rouges apporté le matin un camélia
quelle passa à ma boutonnière, parce quon ne
peut pas toujours exécuter les traités le jour où on
les signe. Cest facile à comprendre.
Et quand vous reverrai-je ? dis-je en la
pressant dans mes bras.
Quand ce camélia changera de couleur.
Et quand changera-t-il de couleur ?
Demain, de onze heures à minuit. Êtes-vous
content ?
Vous me le demandez ?
Pas un mot de tout cela ni à votre ami, ni à
Prudence, ni à qui que ce soit.
Je vous le promets.
Maintenant, embrassez-moi et rentrons dans
la salle à manger.
Elle me tendit ses lèvres, lissa de nouveau ses
cheveux, et nous sortîmes de cette chambre, elle
en chantant, moi à moitié fou.
184
Dans le salon elle me dit tout bas, en
sarrêtant :
Cela doit vous paraître étrange que jaie lair
dêtre prête à vous accepter ainsi tout de suite ;
savez-vous doù cela vient ? Cela vient, continuat-
elle en prenant ma main et en la posant contre
son coeur, dont je sentis les palpitations violentes
et répétées, cela vient de ce que, devant vivre
moins longtemps que les autres, je me suis
promis de vivre plus vite.
Ne me parlez plus de la sorte, je vous en
supplie.
Oh ! consolez-vous, continua-t-elle en riant.
Si peu de temps que jaie à vivre, je vivrai plus
longtemps que vous ne maimerez.
Et elle entra en chantant dans la salle à
manger.
Où est Nanine ? dit-elle en voyant Gaston et
Prudence seuls.
Elle dort dans votre chambre, en attendant
que vous vous couchiez, répondit Prudence.
La malheureuse ! Je la tue ! Allons,
185
messieurs, retirez-vous ; il est temps.
Dix minutes après, Gaston et moi nous
sortions. Marguerite me serrait la main en me
disant adieu et restait avec Prudence.
Eh bien, me demanda Gaston, quand nous
fûmes dehors, que dites-vous de Marguerite ?
Cest un ange, et jen suis fou.
Je men doutais ; le lui avez-vous dit ?
Oui.
Et vous a-t-elle promis de vous croire.
Non.
Ce nest pas comme Prudence.
Elle vous la promis ?
Elle a fait mieux, mon cher ! On ne le
croirait pas, elle est encore très bien, cette grosse
Duvernoy !
186
XI
En cet endroit de son récit, Armand sarrêta.
Voulez-vous fermer la fenêtre ? me dit-il, je
commence à avoir froid. Pendant ce temps, je
vais me coucher.
Je fermai la fenêtre. Armand, qui était très
faible encore, ôta sa robe de chambre et se mit au
lit, laissant pendant quelques instants reposer sa
tête sur loreiller comme un homme fatigué dune
longue course ou agité de pénibles souvenirs.
Vous avez peut-être trop parlé, lui dis-je ;
voulez-vous que je men aille et que je vous
laisse dormir ? Vous me raconterez un autre jour
la fin de cette histoire.
Est-ce quelle vous ennuie ?
Au contraire.
Je vais continuer alors ; si vous me laissiez
seul, je ne dormirais pas.
187
Quand je rentrai chez moi, reprit-il, sans
avoir besoin de se recueillir, tant tous ces détails
étaient encore présents à sa pensée, je ne me
couchai pas ; je me mis à réfléchir sur laventure
de la journée. La rencontre, la présentation,
lengagement de Marguerite vis-à-vis de moi,
tout avait été si rapide, si inespéré, quil y avait
des moments où je croyais avoir rêvé. Cependant
ce nétait pas la première fois quune fille comme
Marguerite se promettait à un homme pour le
lendemain du jour où il le lui demandait.
Javais beau me faire cette réflexion, la
première impression produite par ma future
maîtresse sur moi avait été si forte quelle
subsistait toujours. Je mentêtais encore à ne pas
voir en elle une fille semblable aux autres, et,
avec la vanité si commune à tous les hommes,
jétais prêt à croire quelle partageait
invinciblement pour moi lattraction que javais
pour elle.
Cependant javais sous les yeux des exemples
bien contradictoires, et javais entendu dire
souvent que lamour de Marguerite était passé à
188
létat de denrée plus ou moins chère, selon la
saison.
Mais comment aussi, dun autre côté, concilier
cette réputation avec les refus continuels faits au
jeune comte que nous avions trouvé chez elle ?
Vous me direz quil lui déplaisait et que,
comme elle était splendidement entretenue par le
duc, pour faire tant que de prendre un autre
amant, elle aimait mieux un homme qui lui plût.
Alors, pourquoi ne voulait-elle pas de Gaston,
charmant, spirituel, riche, et paraissait-elle
vouloir de moi quelle avait trouvé si ridicule la
première fois quelle mavait vu ?
Il est vrai quil y a des incidents dune minute
qui font plus quune cour dune année.
De ceux qui se trouvaient au souper, jétais le
seul qui se fût inquiété en la voyant quitter la
table. Je lavais suivie, javais été ému à ne
pouvoir le cacher, javais pleuré en lui baisant la
main. Cette circonstance, réunie à mes visites
quotidiennes pendant les deux mois de sa
maladie, avait pu lui faire voir en moi un autre
homme que ceux connus jusqualors, et peut-être
189
sétait-elle dit quelle pouvait bien faire pour un
amour exprimé de cette façon ce quelle avait fait
tant de fois, que cela navait déjà plus de
conséquence pour elle.
Toutes ces suppositions, comme vous le
voyez, étaient assez vraisemblables ; mais quelle
que fût la raison à son consentement, il y avait
une chose certaine, cest quelle avait consenti.
Or, jétais amoureux de Marguerite, jallais
lavoir, je ne pouvais rien lui demander de plus.
Cependant, je vous le répète, quoique ce fût une
fille entretenue, je métais tellement, peut-être
pour la poétiser, fait de cet amour un amour sans
espoir, que plus le moment approchait où je
naurais même plus besoin despérer, plus je
doutais.
Je ne fermai pas les yeux de la nuit.
Je ne me reconnaissais pas. Jétais à moitié
fou. Tantôt je ne me trouvais ni assez beau, ni
assez riche, ni assez élégant pour posséder une
pareille femme, tantôt je me sentais plein de
vanité à lidée de cette possession : puis je me
mettais à craindre que Marguerite neût pour moi
190
quun caprice de quelques jours, et, pressentant
un malheur dans une rupture prompte, je ferais
peut-être mieux, me disais-je, de ne pas aller le
soir chez elle, et de partir en lui écrivant mes
craintes. De là, je passais à des espérances sans
limites, à une confiance sans bornes. Je faisais
des rêves davenir incroyables ; je me disais que
cette fille me devrait sa guérison physique et
morale, que je passerais toute ma vie avec elle, et
que son amour me rendrait plus heureux que les
plus virginales amours.
Enfin, je ne pourrais vous répéter les mille
pensées qui montaient de mon coeur à ma tête et
qui séteignirent peu à peu dans le sommeil qui
me gagna au jour.
Quand je me réveillai, il était deux heures. Le
temps était magnifique. Je ne me rappelle pas que
la vie mait jamais paru aussi belle et aussi
pleine. Les souvenirs de la veille se
représentaient à mon esprit, sans ombres, sans
obstacles et gaiement escortés des espérances du
soir. Je mhabillai à la hâte. Jétais content et
capable des meilleures actions. De temps en
191
temps mon coeur bondissait de joie et damour
dans ma poitrine. Une douce fièvre magitait. Je
ne minquiétais plus des raisons qui mavaient
préoccupé avant que je mendormisse. Je ne
voyais que le résultat, je ne songeais quà lheure
où je devais revoir Marguerite.
Il me fut impossible de rester chez moi. Ma
chambre me semblait trop petite pour contenir
mon bonheur ; javais besoin de la nature entière
pour mépancher.
Je sortis.
Je passai par la rue dAntin. Le coupé de
Marguerite lattendait à sa porte ; je me dirigeai
du côté des Champs-Élysées. Jaimais, sans
même les connaître, tous les gens que je
rencontrais.
Comme lamour rend bon !
Au bout dune heure que je me promenais des
chevaux de Marly au rond-point et du rond-point
aux chevaux de Marly, je vis de loin la voiture de
Marguerite ; je ne la reconnus pas, je la devinai.
Au moment de tourner langle des Champs-
192
Élysées, elle se fit arrêter, et un grand jeune
homme se détacha dun groupe où il causait pour
venir causer avec elle.
Ils causèrent quelques instants ; le jeune
homme rejoignit ses amis, les chevaux
repartirent, et moi, qui métais approché du
groupe, je reconnus dans celui qui avait parlé à
Marguerite ce comte de G... dont javais vu le
portrait et que Prudence mavait signalé comme
celui à qui Marguerite devait sa position.
Cétait à lui quelle avait fait défendre sa
porte, la veille ; je supposai quelle avait fait
arrêter sa voiture pour lui donner la raison de
cette défense, et jespérai quen même temps elle
avait trouvé quelque nouveau prétexte pour ne
pas le recevoir la nuit suivante.
Comment le reste de la journée se passa, je
lignore ; je marchai, je fumai, je causai, mais de
ce que je dis, de ceux que je rencontrai, à dix
heures du soir, je navais aucun souvenir.
Tout ce que je me rappelle, cest que je rentrai
chez moi, que je passai trois heures à ma toilette,
et que je regardai cent fois ma pendule et ma
193
montre, qui malheureusement allaient lune
comme lautre.
Quand dix heures et demie sonnèrent, je me
dis quil était temps de partir.
Je demeurais à cette époque rue de Provence :
je suivis la rue du Mont-Blanc, je traversai le
boulevard, pris la rue Louis-le-Grand, la rue de
Port-Mahon, et la rue dAntin. Je regardai aux
fenêtres de Marguerite.
Il y avait de la lumière.
Je sonnai.
Je demandai au portier si mademoiselle
Gautier était chez elle.
Il me répondit quelle ne rentrait jamais avant
onze heures ou onze heures un quart.
Je regardai ma montre.
Javais cru venir tout doucement, je navais
mis que cinq minutes pour venir de la rue de
Provence chez Marguerite.
Alors, je me promenai dans cette rue sans
boutiques, et déserte à cette heure.
194
Au bout dune demi-heure Marguerite arriva.
Elle descendit de son coupé en regardant autour
delle, comme si elle eût cherché quelquun.
La voiture repartit au pas, les écuries et la
remise nétant pas dans la maison. Au moment où
Marguerite allait sonner, je mapprochai et lui
dis :
Bonsoir !
Ah ! cest vous ? me dit-elle dun ton peu
rassurant sur le plaisir quelle avait à me trouver
là.
Ne mavez-vous pas permis de venir vous
faire visite aujourdhui ?
Cest juste ; je lavais oublié.
Ce mot renversait toutes mes réflexions du
matin, toutes mes espérances de la journée.
Cependant, je commençais à mhabituer à ces
façons et je ne men allai pas, ce que jeusse
évidemment fait autrefois.
Nous entrâmes.
Nanine avait ouvert la porte davance.
195
Prudence est-elle rentrée ? demanda
Marguerite.
Non, madame.
Va dire que dès quelle rentrera elle vienne.
Auparavant, éteins la lampe du salon, et, sil
vient quelquun, réponds que je ne suis pas
rentrée et que je ne rentrerai pas.
Cétait bien là une femme préoccupée de
quelque chose et peut-être ennuyée dun
importun. Je ne savais quelle figure faire ni que
dire. Marguerite se dirigea du côté de sa chambre
à coucher ; je restai où jétais.
Venez, me dit-elle.
Elle ôta son chapeau, son manteau de velours
et les jeta sur son lit, puis se laissa tomber dans
un grand fauteuil, auprès du feu quelle faisait
faire jusquau commencement de lété, et me dit
en jouant avec la chaîne de sa montre :
Eh bien, que me conterez-vous de neuf ?
Rien, sinon que jai eu tort de venir ce soir.
Pourquoi ?
196
Parce que vous paraissez contrariée et que,
sans doute, je vous ennuie.
Vous ne mennuyez pas ; seulement je suis
malade, jai souffert toute la journée, je nai pas
dormi et jai une migraine affreuse.
Voulez-vous que je me retire pour vous
laisser mettre au lit ?
Oh ! vous pouvez rester ; si je veux me
coucher, je me coucherai bien devant vous.
En ce moment on sonna.
Qui vient encore ? dit-elle avec un
mouvement dimpatience.
Quelques instants après, on sonna de nouveau.
Il ny a donc personne pour ouvrir ? Il va
falloir que jouvre moi-même.
En effet, elle se leva en me disant :
Attendez ici.
Elle traversa lappartement, et jentendis
ouvrir la porte dentrée.
Jécoutai.
197
Celui à qui elle avait ouvert sarrêta dans la
salle à manger. Aux premiers mots, je reconnus la
voix du jeune comte de N...
Comment vous portez-vous ce soir ? disaitil.
Mal, répondit sèchement Marguerite.
Est-ce que je vous dérange ?
Peut-être.
Comme vous me recevez ! Que vous ai-je
fait, ma chère Marguerite ?
Mon cher ami, vous ne mavez rien fait. Je
suis malade, il faut que je me couche ; ainsi vous
allez me faire le plaisir de vous en aller. Cela
massomme de ne pas pouvoir rentrer le soir sans
vous voir apparaître cinq minutes après. Questce
que vous voulez ? que je sois votre maîtresse ?
Eh bien, je vous ai déjà dit cent fois que non, que
vous magacez horriblement, et que vous pouvez
vous adresser autre part. Je vous le répète
aujourdhui pour la dernière fois : je ne veux pas
de vous, cest bien convenu ; adieu. Tenez, voici
Nanine qui rentre ; elle va vous éclairer. Bonsoir.
198
Et, sans ajouter un mot, sans écouter ce que
balbutiait le jeune homme, Marguerite revint
dans sa chambre et referma violemment la porte,
par laquelle Nanine, à son tour, rentra presque
immédiatement.
Tu mentends, lui dit Marguerite, tu diras
toujours à cet imbécile que je ny suis pas ou que
je ne veux pas le recevoir. Je suis lasse, à la fin,
de voir sans cesse des gens qui viennent me
demander la même chose, qui me payent et qui se
croient quittes avec moi. Si celles qui
commencent notre honteux métier savaient ce
que cest, elles se feraient plutôt femmes de
chambre. Mais non ; la vanité davoir des robes,
des voitures, des diamants nous entraîne ; on croit
à ce que lon entend, car la prostitution a sa foi, et
lon use peu à peu son coeur, son corps, sa
beauté ; on est redoutée comme une bête fauve,
méprisée comme un paria, on nest entourée que
de gens qui vous prennent toujours plus quils ne
vous donnent, et on sen va un beau jour crever
comme un chien, après avoir perdu les autres et
sêtre perdue soi-même.
199
Voyons, madame, calmez-vous, dit Nanine ;
vous avez mal aux nerfs ce soir.
Cette robe me gêne, reprit Marguerite en
faisant sauter les agrafes de son corsage ; donnemoi
un peignoir. Eh bien, et Prudence ?
Elle nétait pas rentrée, mais on lenverra à
madame dès quelle rentrera.
En voilà encore une, continua Marguerite en
ôtant sa robe et en passant un peignoir blanc, en
voilà encore une qui sait bien me trouver quand
elle a besoin de moi, et qui ne peut pas me rendre
un service de bonne grâce. Elle sait que jattends
cette réponse ce soir, quil me la faut, que je suis
inquiète, et je suis sûre quelle est allée courir
sans soccuper de moi.
Peut-être a-t-elle été retenue ?
Fais-nous donner le punch.
Vous allez encore vous faire du mal, dit
Nanine.
Tant mieux ! Apporte-moi aussi des fruits,
du pâté ou une aile de poulet, quelque chose tout
de suite, jai faim.
200
Vous dire limpression que cette scène me
causait, cest inutile ; vous le devinez, nest-ce
pas ?
Vous allez souper avec moi, me dit-elle ; en
attendant, prenez un livre, je vais passer un
instant dans mon cabinet de toilette.
Elle alluma les bougies dun candélabre,
ouvrit une porte au pied de son lit et disparut.
Pour moi, je me mis à réfléchir sur la vie de
cette fille, et mon amour saugmenta de pitié.
Je me promenais à grands pas dans cette
chambre, tout en songeant, quand Prudence entra.
Tiens, vous voilà ? me dit-elle : où est
Marguerite ?
Dans son cabinet de toilette.
Je vais lattendre. Dites donc, elle vous
trouve charmant ; saviez-vous cela ?
Non.
Elle ne vous la pas dit un peu ?
Pas du tout.
Comment êtes-vous ici ?
201
Je viens lui faire une visite.
À minuit ?
Pourquoi pas ?
Farceur !
Elle ma même très mal reçu.
Elle va mieux vous recevoir.
Vous croyez ?
Je lui apporte une bonne nouvelle.
Il ny a pas de mal ; ainsi elle vous a parlé de
moi ?
Hier au soir, ou plutôt cette nuit, quand vous
avez été parti avec votre ami... à propos,
comment va-t-il, votre ami ? Cest Gaston R..., je
crois, quon lappelle ?
Oui, dis-je, sans pouvoir mempêcher de
sourire en me rappelant la confidence que Gaston
mavait faite, et en voyant que Prudence savait à
peine son nom.
Il est gentil, ce garçon-là ; quest-ce quil
fait ?
202
Il a vingt-cinq mille francs de rente.
Ah ! vraiment ! eh bien, pour en revenir à
vous, Marguerite ma questionnée sur votre
compte ; elle ma demandé qui vous étiez, ce que
vous faisiez, quelles avaient été vos maîtresses ;
enfin tout ce quon peut demander sur un homme
de votre âge. Je lui ai dit tout ce que je sais, en
ajoutant que vous êtes un charmant garçon, et
voilà.
Je vous remercie ; maintenant, dites-moi
donc de quelle commission elle vous avait
chargée hier.
Daucune ; cétait pour faire partir le comte,
ce quelle disait, mais elle men a chargée dune
pour aujourdhui, et cest la réponse que je lui
apporte ce soir.
En ce moment, Marguerite sortit de son
cabinet de toilette, coquettement coiffée de son
bonnet de nuit orné de touffes de rubans jaunes,
appelées techniquement des choux.
Elle était ravissante ainsi.
Elle avait ses pieds nus dans des pantoufles de
203
satin, et achevait la toilette de ses ongles.
Eh bien, dit-elle en voyant Prudence, avezvous
vu le duc ?
Parbleu !
Et que vous a-t-il dit ?
Il ma donné.
Combien ?
Six mille.
Vous les avez ?
Oui.
A-t-il eu lair contrarié ?
Non.
Pauvre homme !
Ce pauvre homme ! fut dit dun ton impossible
à rendre. Marguerite prit les six billets de mille
francs.
Il était temps, dit-elle. Ma chère Prudence,
avez-vous besoin dargent ?
Vous savez, mon enfant, que cest dans deux
jours le 15, si vous pouviez me prêter trois ou
204
quatre cents francs, vous me rendriez service.
Envoyez demain matin, il est trop tard pour
faire changer.
Noubliez pas.
Soyez tranquille. Soupez-vous avec nous ?
Non, Charles mattend chez moi.
Vous en êtes donc toujours folle ?
Toquée, ma chère ! À demain. Adieu,
Armand.
Madame Duvernoy sortit.
Marguerite ouvrit son étagère et jeta dedans
les billets de banque.
Vous permettez que je me couche ! dit-elle
en souriant et en se dirigeant vers son lit.
Non seulement je vous le permets, mais
encore je vous en prie.
Elle rejeta sur le pied de son lit la guipure qui
le couvrait et se coucha.
Maintenant, dit-elle, venez vous asseoir près
de moi et causons.
205
Prudence avait raison : la réponse quelle avait
apportée à Marguerite légayait.
Vous me pardonnez ma mauvaise humeur de
ce soir ? me dit-elle en me prenant la main.
Je suis prêt à vous en pardonner bien
dautres.
Et vous maimez ?
À en devenir fou.
Malgré mon mauvais caractère ?
Malgré tout.
Vous me le jurez !
Oui, lui dis-je tout bas.
Nanine entra alors portant des assiettes, un
poulet froid, une bouteille de bordeaux, des
fraises et deux couverts.
Je ne vous ai pas fait faire du punch, dit
Nanine, le bordeaux est meilleur pour vous.
Nest-ce pas, monsieur ?
Certainement, répondis-je, tout ému encore
des dernières paroles de Marguerite et les yeux
ardemment fixés sur elle.
206
Bien, dit-elle, mets tout cela sur la petite
table, approche-la du lit ; nous nous servirons
nous-mêmes. Voilà trois nuits que tu passes, tu
dois avoir envie de dormir, va te coucher ; je nai
plus besoin de rien.
Faut-il fermer la porte à double tour ?
Je le crois bien ! Et surtout dis quon ne
laisse entrer personne demain avant midi.
207
XII
À cinq heures du matin, quand le jour
commença à paraître à travers les rideaux,
Marguerite me dit :
Pardonne-moi si je te chasse, mais il le faut.
Le duc vient tous les matins ; on va lui répondre
que je dors, quand il va venir, et il attendra peutêtre
que je me réveille.
Je pris dans mes mains la tête de Marguerite,
dont les cheveux défaits ruisselaient autour
delle, et je lui donnai un dernier baiser, en lui
disant :
Quand te reverrai-je ?
Écoute, reprit-elle, prends cette petite clef
dorée qui est sur la cheminée, va ouvrir cette
porte ; rapporte la clef ici et va-ten. Dans la
journée, tu recevras une lettre et mes ordres, car
tu sais que tu dois obéir aveuglément.
208
Oui, et si je demandais déjà quelque chose ?
Quoi donc ?
Que tu me laissasses cette clef.
Je nai jamais fait pour personne ce que tu
me demandes là.
Eh bien, fais-le pour moi, car je te jure que,
moi, je ne taime pas comme les autres
taimaient.
Eh bien, garde-la ; mais je te préviens quil
ne dépend que de moi que cette clef ne te serve à
rien.
Pourquoi ?
Il y a des verrous en dedans de la porte.
Méchante !
Je les ferai ôter.
Tu maimes donc un peu ?
Je ne sais pas comment cela se fait, mais il
me semble que oui. Maintenant va-ten ; je tombe
de sommeil.
Nous restâmes quelques secondes dans les
209
bras lun de lautre, et je partis.
Les rues étaient désertes, la grande ville
dormait encore, une douce fraîcheur courait dans
ces quartiers que le bruit des hommes allait
envahir quelques heures plus tard.
Il me sembla que cette ville endormie
mappartenait ; je cherchais dans mon souvenir
les noms de ceux dont javais jusqualors envié le
bonheur ; et je ne men rappelais pas un sans me
trouver plus heureux que lui.
Être aimé dune jeune fille chaste, lui révéler
le premier cet étrange mystère de lamour, certes,
cest une grande félicité, mais cest la chose du
monde la plus simple. Semparer dun coeur qui
na pas lhabitude des attaques, cest entrer dans
une ville ouverte et sans garnison. Léducation, le
sentiment des devoirs et la famille sont de très
fortes sentinelles ; mais il ny a sentinelles si
vigilantes que ne trompe une fille de seize ans, à
qui, par la voix de lhomme quelle aime, la
nature donne ses premiers conseils damour qui
sont dautant plus ardents quils paraissent plus
purs.
210
Plus la jeune fille croit au bien, plus elle
sabandonne facilement, sinon à lamant, du
moins à lamour, car étant sans défiance, elle est
sans force, et se faire aimer delle est un triomphe
que tout homme de vingt-cinq ans pourra se
donner quand il voudra. Et cela est si vrai que
voyez comme on entoure les jeunes filles de
surveillance et de remparts ! Les couvents nont
pas de murs assez hauts, les mères de serrures
assez fortes, la religion de devoirs assez continus
pour renfermer tous ces charmants oiseaux dans
leur cage, sur laquelle on ne se donne même pas
la peine de jeter des fleurs. Aussi comme elles
doivent désirer ce monde quon leur cache,
comme elles doivent croire quil est tentant,
comme elles doivent écouter la première voix
qui, à travers les barreaux, vient leur en raconter
les secrets, et bénir la main qui lève, la première,
un coin du voile mystérieux.
Mais être réellement aimé dune courtisane,
cest une victoire bien autrement difficile. Chez
elles, le corps a usé lâme, les sens ont brûlé le
coeur, la débauche a cuirassé les sentiments. Les
mots quon leur dit, elles les savent depuis
211
longtemps ; les moyens que lon emploie, elles
les connaissent, lamour même quelles inspirent,
elles lont vendu. Elles aiment par métier et non
par entraînement. Elles sont mieux gardées par
leurs calculs quune vierge par sa mère et son
couvent ; aussi ont-elles inventé le mot caprice
pour ces amours sans trafic quelles se donnent
de temps en temps comme repos, comme excuse,
ou comme consolation ; semblables à ces usuriers
qui rançonnent mille individus, et qui croient tout
racheter en prêtant un jour vingt francs à quelque
pauvre diable qui meurt de faim, sans exiger
dintérêt et sans lui demander de reçu.
Puis, quand Dieu permet lamour à une
courtisane, cet amour, qui semble dabord un
pardon, devient presque toujours pour elle un
châtiment. Il ny a pas dabsolution sans
pénitence. Quand une créature, qui a tout son
passé à se reprocher, se sent tout à coup prise
dun amour profond, sincère, irrésistible, dont
elle ne se fût jamais crue capable ; quand elle a
avoué cet amour, comme lhomme aimé ainsi la
domine ! Comme il se sent fort avec ce droit
cruel de lui dire : « vous ne faites pas plus pour
212
de lamour que vous navez fait pour de
largent. »
Alors elles ne savent quelles preuves donner.
Un enfant, raconte la fable, après sêtre
longtemps amusé dans un champ à crier : « au
secours ! » Pour déranger des travailleurs, fut
dévoré un jour par un ours, sans que ceux quil
avait trompés si souvent crussent cette fois aux
cris réels quil poussait. Il en est de même de ces
malheureuses filles, quand elles aiment
sérieusement. Elles ont menti tant de fois quon
ne veut plus les croire, et elles sont, au milieu de
leurs remords, dévorées par leur amour.
De là, ces grands dévouements, ces austères
retraites dont quelques-unes ont donné lexemple.
Mais, quand lhomme qui inspire cet amour
rédempteur a lâme assez généreuse pour
laccepter sans se souvenir du passé, quand il sy
abandonne, quand il aime enfin, comme il est
aimé, cet homme épuise dun coup toutes les
émotions terrestres, et après cet amour son coeur
sera fermé à tout autre.
Ces réflexions, je ne les faisais pas le matin où
213
je rentrais chez moi. Elles neussent pu être que
le pressentiment de ce qui allait marriver, et
malgré mon amour pour Marguerite, je
nentrevoyais pas de semblables conséquences ;
aujourdhui je les fais. Tout étant
irrévocablement fini, elles résultent naturellement
de ce qui a eu lieu.
Mais revenons au premier jour de cette liaison.
Quand je rentrai, jétais dune gaieté folle. En
songeant que les barrières placées par mon
imagination entre Marguerite et moi avaient
disparu, que je la possédais, que joccupais un
peu sa pensée, que javais dans ma poche la clef
de son appartement et le droit de me servir de
cette clef, jétais content de la vie, fier de moi, et
jaimais Dieu qui permettait tout cela.
Un jour, un jeune homme passe dans une rue,
il y coudoie une femme, il la regarde, il se
retourne, il passe. Cette femme, il ne la connaît
pas, elle a des plaisirs, des chagrins, des amours
où il na aucune part. Il nexiste pas pour elle, et
peut-être, sil lui parlait, se moquerait-elle de lui
comme Marguerite avait fait de moi. Des
214
semaines, des mois, des années sécoulent, et tout
à coup, quand ils ont suivi chacun leur destinée
dans un ordre différent, la logique du hasard les
ramène en face lun de lautre. Cette femme
devient la maîtresse de cet homme et laime.
Comment ? Pourquoi ? Leurs deux existences
nen font plus quune ; à peine lintimité existe-telle,
quelle leur semble avoir existé toujours, et
tout ce qui a précédé sefface de la mémoire des
deux amants. Cest curieux, avouons-le.
Quant à moi, je ne me rappelais plus comment
javais vécu avant la veille. Tout mon être
sexaltait en joie au souvenir des mots échangés
pendant cette première nuit. Ou Marguerite était
habile à tromper, ou elle avait pour moi une de
ces passions subites qui se révèlent dès le premier
baiser, et qui meurent quelquefois, du reste,
comme elles sont nées.
Plus jy réfléchissais, plus je me disais que
Marguerite navait aucune raison de feindre un
amour quelle naurait pas ressenti, et je me
disais aussi que les femmes ont deux façons
daimer qui peuvent résulter lune de lautre :
215
elles aiment avec le coeur ou avec les sens.
Souvent une femme prend un amant pour obéir à
la seule volonté de ses sens, et apprend, sans sy
être attendue, le mystère de lamour immatériel et
ne vit plus que par son coeur ; souvent une jeune
fille, ne cherchant dans le mariage que la réunion
de deux affections pures, reçoit cette soudaine
révélation de lamour physique, cette énergique
conclusion des plus chastes impressions de lâme.
Je mendormis au milieu de ces pensées. Je fus
réveillé par une lettre de Marguerite, lettre
contenant ces mots :
« Voici mes ordres : ce soir au Vaudeville.
Venez pendant le troisième entracte.
« M.G »
Je serrai ce billet dans un tiroir, afin davoir
toujours la réalité sous la main, dans le cas où je
douterais, comme cela marrivait par moments.
Elle ne me disait pas de laller voir dans le
jour, je nosai me présenter chez elle ; mais
216
javais un si grand désir de la rencontrer avant le
soir que jallai aux Champs-Élysées, où, comme
la veille, je la vis passer et redescendre.
À sept heures, jétais au Vaudeville.
Jamais je nétais entré si tôt dans un théâtre.
Toutes les loges semplirent les unes après les
autres. Une seule restait vide : lavant-scène du
rez-de-chaussée.
Au commencement du troisième acte,
jentendis ouvrir la porte de cette loge, sur
laquelle javais presque constamment les yeux
fixés, Marguerite parut.
Elle passa tout de suite sur le devant, chercha
à lorchestre, my vit et me remercia du regard.
Elle était merveilleusement belle ce soir-là.
Étais-je la cause de cette coquetterie ?
Maimait-elle assez pour croire que, plus je la
trouverais belle, plus je serais heureux ? Je
lignorais encore ; mais si telle avait été son
intention, elle réussissait, car, lorsquelle se
montra, les têtes ondulèrent les unes vers les
autres, et lacteur alors en scène regarda lui-
217
même celle qui troublait ainsi les spectateurs par
sa seule apparition.
Et javais la clef de lappartement de cette
femme, et dans trois ou quatre heures elle allait
de nouveau être à moi.
On blâme ceux qui se ruinent pour des actrices
et des femmes entretenues ; ce qui métonne,
cest quils ne fassent pas pour elles vingt fois
plus de folies. Il faut avoir vécu, comme moi, de
cette vie-là, pour savoir combien les petites
vanités de tous les jours quelles donnent à leur
amant soudent fortement dans le coeur, puisque
nous navons pas dautre mot, lamour quil a
pour elle.
Prudence prit place ensuite dans la loge, et un
homme que je reconnus pour le comte de G...
sassit au fond.
À sa vue, un froid me passa sur le coeur.
Sans doute, Marguerite sapercevait de
limpression produite sur moi par la présence de
cet homme dans sa loge, car elle me sourit de
nouveau, et tournant le dos au comte, elle parut
218
fort attentive à la pièce. Au troisième entracte,
elle se retourna, dit deux mots ; le comte quitta la
loge, et Marguerite me fit signe de venir la voir.
Bonsoir ! me dit-elle quand jentrai, et elle
me tendit la main.
Bonsoir ! répondis-je en madressant à
Marguerite et à Prudence.
Mais je prends la place de quelquun. Est-ce
que M. le comte de G... ne va pas revenir ?
Si ; je lai envoyé me chercher des bonbons
pour que nous puissions causer seuls un instant.
Madame Duvernoy est dans la confidence.
Oui, mes enfants, dit celle-ci ; mais soyez
tranquilles, je ne dirai rien.
Quavez-vous donc ce soir ? dit Marguerite
en se levant et en venant dans lombre de la loge
membrasser sur le front.
Je suis un peu souffrant.
Il faut aller vous coucher, reprit-elle avec cet
air ironique si bien fait pour sa tête fine et
spirituelle.
219
Où ?
Chez vous.
Vous savez bien que je ny dormirai pas.
Alors, il ne faut pas venir nous faire la moue
ici parce que vous avez vu un homme dans ma
loge.
Ce nest pas pour cette raison.
Si fait, je my connais, et vous avez tort ;
ainsi ne parlons plus de cela. Vous viendrez après
le spectacle chez Prudence, et vous y resterez
jusquà ce que je vous appelle. Entendez-vous ?
Oui.
Est-ce que je pouvais désobéir ?
Vous maimez toujours ? reprit-elle.
Vous me le demandez !
Vous avez pensé à moi ?
Tout le jour.
Savez-vous que je crains décidément de
devenir amoureuse de vous ? demandez plutôt à
Prudence.
220
Ah ! répondit la grosse fille, cen est
assommant.
Maintenant, vous allez retourner à votre
stalle ; le comte va rentrer, et il est inutile quil
vous trouve ici.
Pourquoi ?
Parce que cela vous est désagréable de le
voir.
Non ; seulement si vous maviez dit désirer
venir au Vaudeville ce soir, jaurais pu vous
envoyer cette loge aussi bien que lui.
Malheureusement, il me la apportée sans
que je la lui demande, en moffrant de
maccompagner. Vous le savez très bien, je ne
pouvais pas refuser. Tout ce que je pouvais faire,
cétait de vous écrire où jallais pour que vous me
vissiez, et parce que moi-même javais du plaisir
à vous revoir plus tôt ; mais, puisque cest ainsi
que vous me remerciez, je profite de la leçon.
Jai tort, pardonnez-moi.
À la bonne heure, retournez gentiment à
votre place, et surtout ne faites plus le jaloux.
221
Elle membrassa de nouveau, et je sortis.
Dans le couloir, je rencontrai le comte qui
revenait.
Je retournai à ma stalle.
Après tout, la présence de M. de G... dans la
loge de Marguerite était la chose la plus simple. Il
avait été son amant, il lui apportait une loge, il
laccompagnait au spectacle, tout cela était fort
naturel, et, du moment où javais pour maîtresse
une fille comme Marguerite, il me fallait bien
accepter ses habitudes.
Je nen fus pas moins très malheureux le reste
de la soirée, et jétais fort triste en men allant,
après avoir vu Prudence, le comte et Marguerite
monter dans la calèche qui les attendait à la porte.
Et cependant, un quart dheure après, jétais
chez Prudence. Elle rentrait à peine.
222
XIII
Vous êtes venu presque aussi vite que nous,
me dit Prudence.
Oui, répondis-je machinalement. Où est
Marguerite ?
Chez elle.
Toute seule ?
Avec M. de G...
Je me promenai à grands pas dans le salon.
Eh bien, quavez-vous ?
Croyez-vous que je trouve drôle dattendre
ici que M. de G... sorte de chez Marguerite ?
Vous nêtes pas raisonnable non plus.
Comprenez donc que Marguerite ne peut pas
mettre le comte à la porte. M. de G... a été
longtemps avec elle, il lui a toujours donné
beaucoup dargent ; il lui en donne encore.
223
Marguerite dépense plus de cent mille francs par
an ; elle a beaucoup de dettes. Le duc lui envoie
ce quelle lui demande, mais elle nose pas
toujours lui demander tout ce dont elle a besoin.
Il ne faut pas quelle se brouille avec le comte qui
lui fait une dizaine de mille francs par an au
moins. Marguerite vous aime bien, mon cher ami,
mais votre liaison avec elle, dans son intérêt et
dans le vôtre, ne doit pas être sérieuse. Ce nest
pas avec vos sept ou huit mille francs de pension
que vous soutiendrez le luxe de cette fille-là ; ils
ne suffiraient pas à lentretien de sa voiture.
Prenez Marguerite pour ce quelle est, pour une
bonne fille spirituelle et jolie ; soyez son amant
pendant un mois, deux mois ; donnez-lui des
bouquets, des bonbons et des loges ; mais ne vous
mettez rien de plus en tête, et ne lui faites pas des
scènes de jalousie ridicule. Vous savez bien à qui
vous avez affaire ; Marguerite nest pas une
vertu. Vous lui plaisez, vous laimez bien, ne
vous inquiétez pas du reste. Je vous trouve
charmant de faire le susceptible ! Vous avez la
plus agréable maîtresse de Paris ! Elle vous reçoit
dans un appartement magnifique, elle est
224
couverte de diamants, elle ne vous coûtera pas un
sou, si vous le voulez, et vous nêtes pas content.
Que diable ! Vous en demandez trop.
Vous avez raison, mais cest plus fort que
moi, lidée que cet homme est son amant me fait
un mal affreux.
Dabord, reprit Prudence, est-il encore son
amant ? Cest un homme dont elle a besoin, voilà
tout. Depuis deux jours, elle lui fait fermer sa
porte ; il est venu ce matin, elle na pas pu faire
autrement que daccepter sa loge et de le laisser
laccompagner. Il la reconduite, il monte un
instant chez elle, il ny reste pas, puisque vous
attendez ici. Tout cela est bien naturel, il me
semble. Dailleurs vous acceptez bien le duc ?
Oui, mais celui-là est un vieillard, et je suis
sûr que Marguerite nest pas sa maîtresse. Puis,
on peut souvent accepter une liaison et nen pas
accepter deux. Cette facilité ressemble trop à un
calcul et rapproche lhomme qui y consent, même
par amour, de ceux qui, un étage plus bas, font un
métier de ce consentement et un profit de ce
métier.
225
Ah ! mon cher, que vous êtes arriéré !
Combien en ai-je vus, et des plus nobles, des plus
élégants, des plus riches, faire ce que je vous
conseille et cela, sans efforts, sans honte, sans
remords ! Mais cela se voit tous les jours. Mais
comment voudriez-vous que les femmes
entretenues de Paris fissent pour soutenir le train
quelles mènent, si elles navaient pas trois ou
quatre amants à la fois ? Il ny a pas de fortune, si
considérable quelle soit, qui puisse subvenir
seule aux dépenses dune femme comme
Marguerite. Une fortune de cinq cent mille francs
de rente est une fortune énorme en France ; eh
bien, mon cher ami, cinq cent mille francs de
rente nen viendraient pas à bout, et voici
pourquoi : un homme qui a un pareil revenu a une
maison montée, des chevaux, des domestiques,
des voitures, des chasses, des amis ; souvent il est
marié, il a des enfants, il fait courir, il joue, il
voyage, que sais-je, moi ! Toutes ces habitudes
sont prises de telle façon quil ne peut sen
défaire sans passer pour être ruiné et sans faire
scandale. Tout compte fait, avec cinq cent mille
francs par an, il ne peut pas donner à une femme
226
plus de quarante ou cinquante mille francs dans
lannée, et encore cest beaucoup. Eh bien,
dautres amours complètent la dépense annuelle
de la femme. Avec Marguerite, cest encore plus
commode ; elle est tombée par un miracle du ciel
sur un vieillard riche à dix millions, dont la
femme et la fille sont mortes, qui na plus que des
neveux riches eux-mêmes, qui lui donne tout ce
quelle veut sans rien lui demander en échange ;
mais elle ne peut pas lui demander plus de
soixante-dix mille francs par an, et je suis sûre
que si elle lui en demandait davantage, malgré sa
fortune et laffection quil a pour elle, il le lui
refuserait.
« Tous ces jeunes gens ayant vingt ou trente
mille livres de rente à Paris, cest-à-dire à peine
de quoi vivre dans le monde quils fréquentent,
savent très bien, quand ils sont les amants dune
femme comme Marguerite, quelle ne pourrait
pas seulement payer son appartement et ses
domestiques avec ce quils lui donnent. Ils ne lui
disent pas quils le savent, ils ont lair de ne rien
voir, et quand ils en ont assez ils sen vont. Sils
ont la vanité de suffire à tout, ils se ruinent
227
comme des sots et vont se faire tuer en Afrique
après avoir laissé cent mille francs de dettes à
Paris. Croyez-vous que la femme leur en soit
reconnaissante ? Pas le moins du monde. Au
contraire, elle dit quelle leur a sacrifié sa
position et que, pendant quelle était avec eux,
elle perdait de largent. Ah ! vous trouvez tous
ces détails honteux, nest-ce pas ? Ils sont vrais.
Vous êtes un charmant garçon, que jaime de tout
mon coeur ; je vis depuis vingt ans parmi les
femmes entretenues, je sais ce quelles sont et ce
quelles valent, et je ne voudrais pas vous voir
prendre au sérieux le caprice quune jolie fille a
pour vous.
« Puis, outre cela, admettons, continua
Prudence, que Marguerite vous aime assez pour
renoncer au comte et au duc, dans le cas où celuici
sapercevrait de votre liaison et lui dirait de
choisir entre vous et lui, le sacrifice quelle vous
ferait serait énorme, cest incontestable. Quel
sacrifice égal pourriez-vous lui faire, vous ?
Quand la satiété serait venue, quand vous nen
voudriez plus enfin, que feriez-vous pour la
dédommager de ce que vous lui auriez fait
228
perdre ? Rien. Vous lauriez isolée du monde
dans lequel étaient sa fortune et son avenir, elle
vous aurait donné ses plus belles années, et elle
serait oubliée. Ou vous seriez un homme
ordinaire, alors, lui jetant son passé à la face,
vous lui diriez quen la quittant vous ne faites
quagir comme ses autres amants, et vous
labandonneriez à une misère certaine ; ou vous
seriez un honnête homme, et, vous croyant forcé
de la garder auprès de vous, vous vous livreriez
vous-même à un malheur inévitable, car cette
liaison, excusable chez le jeune homme, ne lest
plus chez lhomme mûr. Elle devient un obstacle
à tout, elle ne permet ni la famille, ni lambition,
ces secondes et dernières amours de lhomme.
Croyez-men donc, mon ami, prenez les choses
pour ce quelles valent, les femmes pour ce
quelles sont, et ne donnez pas à une fille
entretenue le droit de se dire votre créancière en
quoi que ce soit.
Cétait sagement raisonné et dune logique
dont jaurais cru Prudence incapable. Je ne
trouvai rien à lui répondre, sinon quelle avait
raison ; je lui donnai la main et la remerciai de
229
ses conseils.
Allons, allons, me dit-elle, chassez-moi ces
mauvaises théories, et riez ; la vie est charmante,
mon cher, cest selon le verre par lequel on la
regarde. Tenez, consultez votre ami Gaston, en
voilà un qui me fait leffet de comprendre
lamour comme je le comprends. Ce dont il faut
que vous soyez convaincu, sans quoi vous
deviendrez un garçon insipide, cest quil y a à
côté dici une belle fille qui attend impatiemment
que lhomme qui est chez elle sen aille, qui
pense à vous, qui vous garde sa nuit et qui vous
aime, jen suis certaine. Maintenant venez vous
mettre à la fenêtre avec moi, et regardons partir le
comte qui ne va pas tarder à nous laisser la place.
Prudence ouvrit une fenêtre, et nous nous
accoudâmes à côté lun de lautre sur le balcon.
Elle regardait les rares passants, moi je rêvais.
Tout ce quelle mavait dit me bourdonnait
dans la tête, et je ne pouvais mempêcher de
convenir quelle avait raison ; mais lamour réel
que javais pour Marguerite avait peine à
saccommoder de cette raison-là. Aussi poussais-
230
je de temps en temps des soupirs qui faisaient
retourner Prudence, et lui faisaient hausser les
épaules comme un médecin qui désespère dun
malade.
« Comme on saperçoit que la vie doit être
courte, disais-je en moi-même, par la rapidité des
sensations ! Je ne connais Marguerite que depuis
deux jours, elle nest ma maîtresse que depuis
hier, et elle a déjà tellement envahi ma pensée,
mon coeur et ma vie, que la visite de ce comte de
G... est un malheur pour moi. »
Enfin le comte sortit, remonta dans sa voiture
et disparut. Prudence ferma sa fenêtre.
Au même moment Marguerite nous appelait.
Venez vite, on met la table, disait-elle, nous
allons souper.
Quand jentrai chez elle, Marguerite courut à
moi, me sauta au cou et membrassa de toutes ses
forces.
Sommes-nous toujours maussade ? me ditelle.
Non, cest fini, répondit Prudence, je lui ai
231
fait de la morale, et il a promis dêtre sage.
À la bonne heure !
Malgré moi, je jetai les yeux sur le lit, il
nétait pas défait ; quant à Marguerite, elle était
déjà en peignoir blanc.
On se mit à table.
Charme, douceur, expansion, Marguerite avait
tout, et jétais bien forcé de temps en temps de
reconnaître que je navais pas le droit de lui
demander autre chose ; que bien des gens seraient
heureux à ma place, et que, comme le berger de
Virgile, je navais quà jouir des loisirs quun
dieu ou plutôt quune déesse me faisait.
Jessayai de mettre en pratique les théories de
Prudence et dêtre aussi gai que mes deux
compagnes ; mais ce qui chez elles était nature,
chez moi était effort, et le rire nerveux que
javais, et auquel elles se trompèrent, touchait de
bien près aux larmes.
Enfin le souper cessa, et je restai seul avec
Marguerite. Elle alla, comme elle en avait
lhabitude, sasseoir sur son tapis devant le feu et
232
regarder dun air triste la flamme du foyer.
Elle songeait ! À quoi ? Je lignore ; moi, je la
regardais avec amour et presque avec terreur en
pensant à ce que jétais prêt à souffrir pour elle.
Sais-tu à quoi je pensais ?
Non.
À une combinaison que jai trouvée.
Et quelle est cette combinaison ?
Je ne puis pas encore te la confier, mais je
puis te dire ce qui en résulterait. Il en résulterait
que dans un mois dici je serais libre, je ne
devrais plus rien, et nous irions passer ensemble
lété à la campagne.
Et vous ne pouvez pas me dire par quel
moyen ?
Non, il faut seulement que tu maimes
comme je taime, et tout réussira.
Et cest vous seule qui avez trouvé cette
combinaison ?
Oui.
Et vous lexécuterez seule ?
233
Moi seule aurai les ennuis, me dit
Marguerite avec un sourire que je noublierai
jamais, mais nous partagerons les bénéfices.
Je ne pus mempêcher de rougir à ce mot de
bénéfices ; je me rappelai Manon Lescaut
mangeant avec Desgrieux largent de M. de B...
je répondis dun ton un peu dur et en me levant :
Vous me permettrez, ma chère Marguerite,
de ne partager les bénéfices que des entreprises
que je conçois et que jexploite moi-même.
Quest-ce que cela signifie ?
Cela signifie que je soupçonne fort M. le
comte de G... dêtre votre associé dans cette
heureuse combinaison dont je naccepte ni les
charges ni les bénéfices.
Vous êtes un enfant. Je croyais que vous
maimiez, je me suis trompée, cest bien.
Et, en même temps, elle se leva, ouvrit son
piano et se remit à jouer lInvitation à la valse,
jusquà ce fameux passage en majeur qui
larrêtait toujours.
Était-ce par habitude, ou pour me rappeler le
234
jour où nous nous étions connus ? Tout ce que je
sais, cest quavec cette mélodie les souvenirs me
revinrent, et, mapprochant delle, je lui pris la
tête entre mes mains et lembrassai.
Vous me pardonnez ? lui dis-je.
Vous le voyez bien, me répondit-elle ; mais
remarquez que nous nen sommes quau second
jour, et que déjà jai quelque chose à vous
pardonner. Vous tenez bien mal vos promesses
dobéissance aveugle.
Que voulez-vous, Marguerite, je vous aime
trop, et je suis jaloux de la moindre de vos
pensées. Ce que vous mavez proposé tout à
lheure me rendrait fou de joie, mais le mystère
qui précède lexécution de ce projet me serre le
coeur.
Voyons, raisonnons un peu, reprit-elle en me
prenant les deux mains et en me regardant avec
un charmant sourire auquel il métait impossible
de résister ; vous maimez, nest-ce pas ? et vous
seriez heureux de passer trois ou quatre mois à la
campagne avec moi seule ; moi aussi, je serais
heureuse de cette solitude à deux, non seulement
235
jen serais heureuse, mais jen ai besoin pour ma
santé. Je ne puis quitter Paris pour un si long
temps sans mettre ordre à mes affaires, et les
affaires dune femme comme moi sont toujours
très embrouillées ; eh bien, jai trouvé le moyen
de tout concilier, mes affaires et mon amour pour
vous, oui, pour vous, ne riez pas, jai la folie de
vous aimer ! Et voilà que vous prenez vos grands
airs et me dites des grands mots. Enfant, trois fois
enfant, rappelez-vous seulement que je vous
aime, et ne vous inquiétez de rien. Est-ce
convenu, voyons ?
Tout ce que vous voulez est convenu, vous
le savez bien.
Alors, avant un mois, nous serons dans
quelque village, à nous promener au bord de
leau et à boire du lait. Cela vous semble étrange
que je parle ainsi, moi, Marguerite Gautier ; cela
vient, mon ami, de ce que quand cette vie de
Paris, qui semble me rendre si heureuse, ne me
brûle pas, elle mennuie, et alors jai des
aspirations soudaines vers une existence plus
calme qui me rappellerait mon enfance. On a
236
toujours eu une enfance, quoi que lon soit
devenue. Oh ! soyez tranquille, je ne vais pas
vous dire que je suis la fille dun colonel en
retraite et que jai été élevée à Saint-Denis. Je
suis une pauvre fille de la campagne, et je ne
savais pas écrire mon nom il y a six ans. Vous
voilà rassuré, nest-ce pas ? Pourquoi est-ce à
vous le premier à qui je madresse pour partager
la joie du désir qui mest venu ? Sans doute parce
que jai reconnu que vous maimiez pour moi et
non pour vous, tandis que les autres ne mont
jamais aimée que pour eux.
« Jai été bien souvent à la campagne, mais
jamais comme jaurais voulu y aller. Cest sur
vous que je compte pour ce bonheur facile, ne
soyez donc pas méchant et accordez-le-moi.
Dites-vous ceci : elle ne doit pas vivre vieille, et
je me repentirais un jour de navoir pas fait pour
elle la première chose quelle ma demandée, et
quil était si facile de faire.
Que répondre à de pareilles paroles, surtout
avec le souvenir dune première nuit damour, et
dans lattente dune seconde ?
237
Une heure après, je tenais Marguerite dans
mes bras, et elle meût demandé de commettre un
crime que je lui eusse obéi.
À six heures du matin je partis, et avant de
partir je lui dis :
À ce soir ?
Elle membrassa plus fort, mais elle ne me
répondit pas.
Dans la journée, je reçus une lettre qui
contenait ces mots :
« Cher enfant, je suis un peu souffrante, et le
médecin mordonne le repos. Je me coucherai de
bonne heure ce soir et ne vous verrai pas. Mais,
pour vous récompenser, je vous attendrai demain
à midi. Je vous aime. »
Mon premier mot fut : « elle me trompe ! »
Une sueur glacée passa sur mon front, car
jaimais déjà trop cette femme pour que ce
soupçon ne me bouleversât point.
Et cependant je devais mattendre à cet
événement presque tous les jours avec
Marguerite, et cela métait arrivé souvent avec
238
mes autres maîtresses, sans que je men
préoccupasse fort. Doù venait donc lempire que
cette femme prenait sur ma vie ?
Alors je songeai, puisque javais la clef de
chez elle, à aller la voir comme de coutume. De
cette façon, je saurais bien vite la vérité, et, si je
trouvais un homme, je le souffletterais.
En attendant, jallai aux Champs-Élysées. Jy
restai quatre heures. Elle ne parut pas. Le soir,
jentrai dans tous les théâtres où elle avait
lhabitude daller. Elle nétait dans aucun.
À onze heures, je me rendis rue dAntin.
Il ny avait pas de lumière aux fenêtres de
Marguerite. Je sonnai néanmoins. Le portier me
demanda où jallais.
Chez mademoiselle Gautier, lui dis-je.
Elle nest pas rentrée.
Je vais monter lattendre.
Il ny a personne chez elle.
Évidemment cétait là une consigne que je
pouvais forcer puisque javais la clef, mais je
239
craignis un esclandre ridicule, et je sortis.
Seulement, je ne rentrai pas chez moi, je ne
pouvais quitter la rue, et ne perdais pas des yeux
la maison de Marguerite. Il me semblait que
javais encore quelque chose à apprendre, ou du
moins que mes soupçons allaient se confirmer.
Vers minuit, un coupé que je connaissais bien
sarrêta vers le numéro 9.
Le comte de G... en descendit et entra dans la
maison, après avoir congédié sa voiture.
Un moment jespérai que, comme à moi, on
allait lui dire que Marguerite nétait pas chez elle,
et que jallais le voir sortir ; mais à quatre heures
du matin jattendais encore.
Jai bien souffert depuis trois semaines, mais
ce nest rien, je crois, en comparaison de ce que
je souffris cette nuit-là.
240
XIV
Rentré chez moi, je me mis à pleurer comme
un enfant. Il ny a pas dhomme qui nait été
trompé au moins une fois, et qui ne sache ce que
lon souffre.
Je me dis, sous le poids de ces résolutions de
la fièvre que lon croit toujours avoir la force de
tenir, quil fallait rompre immédiatement avec cet
amour, et jattendis le jour avec impatience pour
aller retenir ma place, retourner auprès de mon
père et de ma soeur, double amour dont jétais
certain, et qui ne me tromperait pas, lui.
Cependant je ne voulais pas partir sans que
Marguerite sût bien pourquoi je partais. Seul, un
homme qui naime décidément plus sa maîtresse
la quitte sans lui écrire.
Je fis et refis vingt lettres dans ma tête.
Javais eu affaire à une fille semblable à toutes
241
les filles entretenues, je lavais beaucoup trop
poétisée, elle mavait traité en écolier, en
employant, pour me tromper, une ruse dune
simplicité insultante, cétait clair. Mon amourpropre
prit alors le dessus. Il fallait quitter cette
femme sans lui donner la satisfaction de savoir ce
que cette rupture me faisait souffrir, et voici ce
que je lui écrivis de mon écriture la plus élégante,
et des larmes de rage et de douleur dans les
yeux :
« Ma chère Marguerite,
« Jespère que votre indisposition dhier aura
été peu de chose. Jai été, à onze heures du soir,
demander de vos nouvelles, et lon ma répondu
que vous nétiez pas rentrée. M. de G... a été plus
heureux que moi, car il sest présenté quelques
instants après, et à quatre heures du matin il était
encore chez vous.
« Pardonnez-moi les quelques heures
ennuyeuses que je vous ai fait passer, et soyez
sûre que je noublierai jamais les moments
heureux que je vous dois.
242
« Je serais bien allé savoir de vos nouvelles
aujourdhui, mais je compte retourner près de
mon père.
« Adieu, ma chère Marguerite ; je ne suis ni
assez riche pour vous aimer comme je le
voudrais, ni assez pauvre pour vous aimer comme
vous le voudriez. Oublions donc, vous, un nom
qui doit vous être à peu près indifférent, moi, un
bonheur qui me devient impossible.
« Je vous renvoie votre clef, qui ne ma jamais
servi et qui pourra vous être utile, si vous êtes
souvent malade comme vous létiez hier. »
Vous le voyez, je navais pas eu la force de
finir cette lettre sans une impertinente ironie, ce
qui prouvait combien jétais encore amoureux.
Je lus et relus dix fois cette lettre, et lidée
quelle ferait de la peine à Marguerite me calma
un peu. Jessayai de menhardir dans les
sentiments quelle affectait, et quand, à huit
heures, mon domestique entra chez moi, je la lui
remis pour quil la portât tout de suite.
243
Faudra-t-il attendre une réponse ? Me
demanda Joseph (mon domestique sappelait
Joseph, comme tous les domestiques).
Si lon vous demande sil y a une réponse,
vous direz que vous nen savez rien et vous
attendrez.
Je me rattachais à cette espérance quelle allait
me répondre.
Pauvres et faibles que nous sommes !
Tout le temps que mon domestique resta
dehors, je fus dans une agitation extrême. Tantôt
me rappelant comment Marguerite sétait donnée
à moi, je me demandais de quel droit je lui
écrivais une lettre impertinente, quand elle
pouvait me répondre que ce nétait pas M. de G...
qui me trompait, mais moi qui trompais M. de
G... ; raisonnement qui permet à bien des femmes
davoir plusieurs amants. Tantôt, me rappelant les
serments de cette fille, je voulais me convaincre
que ma lettre était trop douce encore et quil ny
avait pas dexpressions assez fortes pour flétrir
une femme qui se riait dun amour aussi sincère
que le mien. Puis, je me disais que jaurais mieux
244
fait de ne pas lui écrire, daller chez elle dans la
journée, et que, de cette façon, jaurais joui des
larmes que je lui aurais fait répandre.
Enfin, je me demandais ce quelle allait me
répondre, déjà prêt à croire lexcuse quelle me
donnerait.
Joseph revint.
Eh bien ? lui dis-je.
Monsieur, me répondit-il, madame était
couchée et dormait encore, mais dès quelle
sonnera, on lui remettra la lettre, et sil y a une
réponse on lapportera.
Elle dormait !
Vingt fois je fus sur le point de renvoyer
chercher cette lettre, mais je me disais toujours :
On la lui a peut-être déjà remise, et jaurais
lair de me repentir.
Plus lheure à laquelle il était vraisemblable
quelle me répondît approchait, plus je regrettais
davoir écrit.
Dix heures, onze heures, midi sonnèrent.
245
À midi, je fus au moment daller au rendezvous,
comme si rien ne sétait passé. Enfin, je ne
savais quimaginer pour sortir du cercle de fer qui
métreignait.
Alors, je crus, avec cette superstition des gens
qui attendent, que, si je sortais un peu, à mon
retour je trouverais une réponse. Les réponses
impatiemment attendues arrivent toujours quand
on nest pas chez soi.
Je sortis sous prétexte daller déjeuner.
Au lieu de déjeuner au café Foy, au coin du
boulevard, comme javais lhabitude de le faire,
je préférai aller déjeuner au Palais-Royal et
passer par la rue dAntin. Chaque fois que de loin
japercevais une femme, je croyais voir Nanine
mapportant une réponse. Je passai rue dAntin
sans avoir même rencontré un commissionnaire.
Jarrivai au Palais-Royal, jentrai chez Véry. Le
garçon me fit manger ou plutôt me servit ce quil
voulut, car je ne mangeai pas.
Malgré moi, mes yeux se fixaient toujours sur
la pendule.
246
Je rentrai, convaincu que jallais trouver une
lettre de Marguerite.
Le portier navait rien reçu. Jespérais encore
dans mon domestique. Celui-ci navait vu
personne depuis mon départ.
Si Marguerite avait dû me répondre, elle meût
répondu depuis longtemps.
Alors, je me mis à regretter les termes de ma
lettre ; jaurais dû me taire complètement, ce qui
eût sans doute fait faire une démarche à son
inquiétude ; car, ne me voyant pas venir au
rendez-vous la veille, elle meût demandé les
raisons de mon absence, et alors seulement
jeusse dû les lui donner. De cette façon, elle
neût pu faire autrement que de se disculper, et ce
que je voulais, cétait quelle se disculpât. Je
sentais déjà que, quelques raisons quelle meût
objectées, je les aurais crues, et que jaurais
mieux tout aimé que de ne plus la voir.
Jen arrivai à croire quelle allait venir ellemême
chez moi, mais les heures se passèrent et
elle ne vint pas.
247
Décidément, Marguerite nétait pas comme
toutes les femmes, car il y en a bien peu qui, en
recevant une lettre semblable à celle que je venais
décrire, ne répondent pas quelque chose.
À cinq heures, je courus aux Champs-Élysées.
Si je la rencontre, pensais-je, jaffecterai un
air indifférent, et elle sera convaincue que je ne
songe déjà plus à elle.
Au tournant de la rue Royale, je la vis passer
dans sa voiture ; la rencontre fut si brusque que je
pâlis. Jignore si elle vit mon émotion ; moi,
jétais si troublé que je ne vis que sa voiture.
Je ne continuai pas ma promenade aux
Champs-Élysées. Je regardai les affiches des
théâtres, car javais encore une chance de la voir.
Il y avait une première représentation au
Palais-Royal. Marguerite devait évidemment y
assister.
Jétais au théâtre à sept heures.
Toutes les loges semplirent, mais Marguerite
ne parut pas.
Alors, je quittai le Palais-Royal, et jentrai
248
dans tous les théâtres où elle allait le plus
souvent, au Vaudeville, aux Variétés, à lOpéra-
Comique.
Elle nétait nulle part.
Ou ma lettre lui avait fait trop de peine pour
quelle soccupât de spectacle, ou elle craignait
de se trouver avec moi, et voulait éviter une
explication.
Voilà ce que ma vanité me soufflait sur le
boulevard, quand je rencontrai Gaston qui me
demanda doù je venais.
Du Palais-Royal.
Et moi de lOpéra, me dit-il ; je croyais
même vous y voir.
Pourquoi ?
Parce que Marguerite y était.
Ah ! Elle y était ?
Oui.
Seule ?
Non, avec une de ses amies.
249
Voilà tout ?
Le comte de G... est venu un instant dans sa
loge ; mais elle sen est allée avec le duc. À
chaque instant, je croyais vous voir paraître. Il y
avait à côté de moi une stalle qui est restée vide
toute la soirée, et jétais convaincu quelle était
louée par vous.
Mais pourquoi irais-je où Marguerite va ?
Parce que vous êtes son amant, pardieu !
Et qui vous a dit cela ?
Prudence, que jai rencontrée hier. Je vous
en félicite, mon cher ; cest une jolie maîtresse
que na pas qui veut. Gardez-la, elle vous fera
honneur.
Cette simple réflexion de Gaston me montra
combien mes susceptibilités étaient ridicules.
Si je lavais rencontré la veille et quil meût
parlé ainsi, je neusse certainement pas écrit la
sotte lettre du matin.
Je fus au moment daller chez Prudence et de
lenvoyer dire à Marguerite que javais à lui
parler ; mais je craignis que pour se venger elle
250
ne me répondît quelle ne pouvait pas me
recevoir, et je rentrai chez moi après être passé
par la rue dAntin.
Je demandai de nouveau à mon portier sil
avait une lettre pour moi.
Rien ! Elle aura voulu voir si je ferais quelque
nouvelle démarche et si je rétracterais ma lettre
aujourdhui, me dis-je en me couchant ; mais,
voyant que je ne lui écris pas, elle mécrira
demain.
Ce soir-là surtout je me repentis de ce que
javais fait. Jétais seul chez moi, ne pouvant
dormir, dévoré dinquiétude et de jalousie quand,
en laissant suivre aux choses leur véritable cours,
jaurais dû être auprès de Marguerite et
mentendre dire les mots charmants que je
navais entendus que deux fois, et qui me
brûlaient les oreilles dans ma solitude.
Ce quil y avait daffreux dans ma situation,
cest que le raisonnement me donnait tort ; en
effet, tout me disait que Marguerite maimait.
Dabord, ce projet de passer un été avec moi seul
à la campagne, puis cette certitude que rien ne la
251
forçait à être ma maîtresse, puisque ma fortune
était insuffisante à ses besoins et même à ses
caprices. Il ny avait donc eu chez elle que
lespérance de trouver en moi une affection
sincère, capable de la reposer des amours
mercenaires au milieu desquelles elle vivait, et
dès le second jour je détruisais cette espérance, et
je payais en ironie impertinente lamour accepté
pendant deux nuits. Ce que je faisais était donc
plus que ridicule, cétait indélicat. Avais-je
seulement payé cette femme, pour avoir le droit
de blâmer sa vie, et navais-je pas lair, en me
retirant dès le second jour, dun parasite damour
qui craint quon ne lui donne la carte de son
dîner ? Comment ! Il y avait trente-six heures que
je connaissais Marguerite ; il y en avait vingtquatre
que jétais son amant, et je faisais le
susceptible ; et au lieu de me trouver trop
heureux quelle partageât pour moi, je voulais
avoir tout à moi seul, et la contraindre à briser
dun coup les relations de son passé qui étaient
les revenus de son avenir. Quavais-je à lui
reprocher ? Rien. Elle mavait écrit quelle était
souffrante, quand elle eût pu me dire tout
252
crûment, avec la hideuse franchise de certaines
femmes, quelle avait un amant à recevoir ; et au
lieu de croire à sa lettre, au lieu daller me
promener dans toutes les rues de Paris, excepté
dans la rue dAntin ; au lieu de passer ma soirée
avec mes amis et de me présenter le lendemain à
lheure quelle mindiquait, je faisais lOthello, je
lespionnais, et je croyais la punir en ne la voyant
plus. Mais elle devait être enchantée au contraire
de cette séparation ; mais elle devait me trouver
souverainement sot, et son silence nétait pas
même de la rancune ; cétait du dédain.
Jaurais dû alors faire à Marguerite un cadeau
qui ne lui laissât aucun doute sur ma générosité,
et qui meût permis, la traitant comme une fille
entretenue, de me croire quitte avec elle ; mais
jeusse cru offenser par la moindre apparence de
trafic, sinon lamour quelle avait pour moi, du
moins lamour que javais pour elle, et puisque
cet amour était si pur quil nadmettait pas le
partage, il ne pouvait payer par un présent, si
beau quil fût, le bonheur quon lui avait donné,
si court queût été ce bonheur.
253
Voilà ce que je me répétais la nuit, et ce quà
chaque instant jétais prêt à aller dire à
Marguerite.
Quand le jour parut, je ne dormais pas encore,
javais la fièvre ; il métait impossible de penser à
autre chose quà Marguerite.
Comme vous le comprenez, il fallait prendre
un parti décisif, et en finir avec la femme ou avec
mes scrupules, si toutefois elle consentait encore
à me recevoir.
Mais, vous le savez, on retarde toujours un
parti décisif : aussi, ne pouvant rester chez moi,
nosant me présenter chez Marguerite, jessayai
un moyen de me rapprocher delle, moyen que
mon amour-propre pourrait mettre sur le compte
du hasard, dans le cas où il réussirait.
Il était neuf heures ; je courus chez Prudence,
qui me demanda à quoi elle devait cette visite
matinale.
Je nosai pas lui dire franchement ce qui
mamenait. Je lui répondis que jétais sorti de
bonne heure pour retenir une place à la diligence
254
de C..., où demeurait mon père.
Vous êtes bien heureux, me dit-elle, de
pouvoir quitter Paris par ce beau temps-là.
Je regardai Prudence, me demandant si elle se
moquait de moi.
Mais son visage était sérieux.
Irez-vous dire adieu à Marguerite ? repritelle
toujours sérieusement.
Non.
Vous faites bien.
Vous trouvez ?
Naturellement. Puisque vous avez rompu
avec elle, à quoi bon la revoir ?
Vous savez donc notre rupture ?
Elle ma montré votre lettre.
Et que vous a-t-elle dit ?
Elle ma dit : « Ma chère Prudence, votre
protégé nest pas poli : on pense ces lettres-là,
mais on ne les écrit pas ! »
Et de quel ton vous a-t-elle dit cela ?
255
En riant et elle a ajouté : « Il a soupé deux
fois chez moi, et il ne me fait même pas de visite
de digestion. »
Voilà leffet que ma lettre et mes jalousies
avaient produit. Je fus cruellement humilié dans
la vanité de mon amour.
Et qua-t-elle fait hier au soir ?
Elle est allée à lopéra.
Je le sais. Et ensuite ?
Elle a soupé chez elle.
Seule ?
Avec le comte de G..., je crois.
Ainsi ma rupture navait rien changé dans les
habitudes de Marguerite.
Cest pour ces circonstances-là que certaines
gens vous disent : « Il fallait ne plus penser à
cette femme qui ne vous aimait pas. »
Allons, je suis bien aise de voir que
Marguerite ne se désole pas pour moi, repris-je
avec un sourire forcé.
Et elle a grandement raison. Vous avez fait
256
ce que vous deviez faire, vous avez été plus
raisonnable quelle, car cette fille-là vous aimait,
elle ne faisait que parler de vous, et aurait été
capable de quelque folie.
Pourquoi ne ma-t-elle pas répondu,
puisquelle maime ?
Parce quelle a compris quelle avait tort de
vous aimer. Puis les femmes permettent
quelquefois quon trompe leur amour, jamais
quon blesse leur amour-propre, et lon blesse
toujours lamour-propre dune femme quand,
deux jours après quon est son amant, on la
quitte, quelles que soient les raisons que lon
donne à cette rupture. Je connais Marguerite, elle
mourrait plutôt que de vous répondre.
Que faut-il que je fasse alors ?
Rien. Elle vous oubliera, vous loublierez, et
vous naurez rien à vous reprocher lun à lautre.
Mais si je lui écrivais pour lui demander
pardon ?
Gardez-vous-en bien, elle vous pardonnerait.
Je fus sur le point de sauter au cou de
257
Prudence.
Un quart dheure après, jétais rentré chez moi
et jécrivais à Marguerite :
« Quelquun qui se repent dune lettre quil a
écrite hier, qui partira demain si vous ne lui
pardonnez, voudrait savoir à quelle heure il
pourra déposer son repentir à vos pieds.
« Quand vous trouvera-t-il seule ? Car, vous le
savez, les confessions doivent être faites sans
témoins. »
Je pliai cette espèce de madrigal en prose, et je
lenvoyai par Joseph, qui remit la lettre à
Marguerite elle-même, laquelle lui répondit
quelle répondrait plus tard.
Je ne sortis quun instant pour aller dîner, et à
onze heures du soir je navais pas encore de
réponse.
Je résolus alors de ne pas souffrir plus
longtemps et de partir le lendemain.
258
En conséquence de cette résolution, convaincu
que je ne mendormirais pas si je me couchais, je
me mis à faire mes malles.
259
XV
Il y avait à peu près une heure que Joseph et
moi nous préparions tout pour mon départ,
lorsquon sonna violemment à ma porte.
Faut-il ouvrir ? me dit Joseph.
Ouvrez, lui dis-je, me demandant qui
pouvait venir à pareille heure chez moi, et
nosant croire que ce fût Marguerite.
Monsieur, me dit Joseph en rentrant, ce sont
deux dames.
Cest nous, Armand, me cria une voix que je
reconnus pour celle de Prudence.
Je sortis de ma chambre.
Prudence, debout, regardait les quelques
curiosités de mon salon ; Marguerite, assise sur le
canapé, réfléchissait.
Quand jentrai, jallai à elle, je magenouillai,
je lui pris les deux mains, et, tout ému, je lui dis :
260
pardon.
Elle membrassa au front et me dit :
Voilà déjà trois fois que je vous pardonne.
Jallais partir demain.
En quoi ma visite peut-elle changer votre
résolution ? Je ne viens pas pour vous empêcher
de quitter Paris. Je viens parce que je nai pas eu
dans la journée le temps de vous répondre, et que
je nai pas voulu vous laisser croire que je fusse
fâchée contre vous. Encore Prudence ne voulaitelle
pas que je vinsse ; elle disait que je vous
dérangerais peut-être.
Vous, me déranger, vous, Marguerite ! Et
comment ?
Dame ! Vous pouviez avoir une femme chez
vous, répondit Prudence, et cela naurait pas été
amusant pour elle den voir arriver deux.
Pendant cette observation de Prudence,
Marguerite me regardait attentivement.
Ma chère Prudence, répondis-je, vous ne
savez pas ce que vous dites.
261
Cest quil est très gentil votre appartement,
répliqua Prudence ; peut-on voir la chambre à
coucher !
Oui.
Prudence passa dans ma chambre, moins pour
la visiter que pour réparer la sottise quelle venait
de dire, et nous laisser seuls, Marguerite et moi.
Pourquoi avez-vous amené Prudence ? lui
dis-je alors.
Parce quelle était avec moi au spectacle, et
quen partant dici je voulais avoir quelquun
pour maccompagner.
Nétais-je pas là ?
Oui ; mais outre que je ne voulais pas vous
déranger, jétais bien sûre quen venant jusquà
ma porte, vous me demanderiez à monter chez
moi, et, comme je ne pouvais pas vous
laccorder, je ne voulais pas que vous partissiez
avec le droit de me reprocher un refus.
Et pourquoi ne pouviez-vous pas me
recevoir ?
Parce que je suis très surveillée, et que le
262
moindre soupçon pourrait me faire le plus grand
tort.
Est-ce bien la seule raison ?
Sil y en avait une autre, je vous la dirais ;
nous nen sommes plus à avoir des secrets lun
pour lautre.
Voyons, Marguerite, je ne veux pas prendre
plusieurs chemins pour en arriver à ce que je
veux vous dire. Franchement, maimez-vous un
peu ?
Beaucoup.
Alors, pourquoi mavez-vous trompé ?
Mon ami, si jétais madame la duchesse telle
ou telle, si javais deux cent mille livres de rente,
que je fusse votre maîtresse et que jeusse un
autre amant que vous, vous auriez le droit de me
demander pourquoi je vous trompe ; mais je suis
mademoiselle Marguerite Gautier, jai quarante
mille francs de dettes, pas un sou de fortune, et je
dépense cent mille francs par an ; votre question
devient oiseuse et ma réponse inutile.
Cest juste, dis-je en laissant tomber ma tête
263
sur les genoux de Marguerite ; mais moi je vous
aime comme un fou.
Eh bien, mon ami, il fallait maimer un peu
moins ou me comprendre un peu mieux. Votre
lettre ma fait beaucoup de peine. Si javais été
libre, dabord je naurais pas reçu le comte avanthier,
ou, layant reçu, je serais venue vous
demander le pardon que vous me demandiez tout
à lheure, et je naurais pas à lavenir dautre
amant que vous. Jai cru un moment que je
pourrais me donner ce bonheur-là pendant six
mois ; vous ne lavez pas voulu ; vous teniez à
connaître les moyens, eh ! mon Dieu, les moyens
étaient bien faciles à deviner. Cétait un sacrifice
plus grand que vous ne croyez que je faisais en
les employant. Jaurais pu vous dire : jai besoin
de vingt mille francs ; vous étiez amoureux de
moi, vous les eussiez trouvés, au risque de me les
reprocher plus tard. Jai mieux aimé ne rien vous
devoir ; vous navez pas compris cette
délicatesse, car cen est une. Nous autres, quand
nous avons encore un peu de coeur, nous donnons
aux mots et aux choses une extension et un
développement inconnus aux autres femmes ; je
264
vous répète donc que, de la part de Marguerite
Gautier, le moyen quelle trouvait de payer ses
dettes sans vous demander largent nécessaire
pour cela était une délicatesse dont vous devriez
profiter sans rien dire. Si vous ne maviez connue
quaujourdhui, vous seriez trop heureux de ce
que je vous promettrais, et vous ne me
demanderiez pas ce que jai fait avant-hier. Nous
sommes quelquefois forcées dacheter une
satisfaction pour notre âme aux dépens de notre
corps, et nous souffrons bien davantage quand,
après, cette satisfaction nous échappe.
Jécoutais et je regardais Marguerite avec
admiration. Quand je songeais que cette
merveilleuse créature, dont jeusse envié
autrefois de baiser les pieds, consentait à me faire
entrer pour quelque chose dans sa pensée, à me
donner un rôle dans sa vie, et que je ne me
contentais pas encore de ce quelle me donnait, je
me demandais si le désir de lhomme a des
bornes, quand, satisfait aussi promptement que le
mien lavait été, il tend encore à autre chose.
Cest vrai, reprit-elle ; nous autres créatures
265
du hasard, nous avons des désirs fantasques et
des amours inconcevables. Nous nous donnons
tantôt pour une chose, tantôt pour une autre. Il y a
des gens qui se ruineraient sans rien obtenir de
nous, il y en a dautres qui nous ont avec un
bouquet. Notre coeur a des caprices ; cest sa
seule distraction et sa seule excuse. Je me suis
donnée à toi plus vite quà aucun homme, je te le
jure ; pourquoi ? parce que, me voyant cracher le
sang, tu mas pris la main, parce que tu as pleuré,
parce que tu es la seule créature humaine qui ait
bien voulu me plaindre. Je vais te dire une folie,
mais javais autrefois un petit chien qui me
regardait dun air tout triste quand je toussais ;
cest le seul être que jaie aimé.
« Quand il est mort, jai plus pleuré quà la
mort de ma mère. Il est vrai quelle mavait
battue pendant douze ans de sa vie. Eh bien, je
tai aimé tout de suite autant que mon chien. Si
les hommes savaient ce quon peut avoir avec
une larme, ils seraient plus aimés et nous serions
moins ruineuses.
« Ta lettre ta démenti, elle ma révélé que tu
266
navais pas toutes les intelligences du coeur, elle
ta fait plus de tort dans lamour que javais pour
toi que tout ce que tu aurais pu me faire. Cétait
de la jalousie, il est vrai, mais de la jalousie
ironique et impertinente. Jétais déjà triste, quand
jai reçu cette lettre, je comptais te voir à midi,
déjeuner avec toi, effacer par ta vue une
incessante pensée que javais, et quavant de te
connaître jadmettais sans effort.
« Puis, continua Marguerite, tu étais la seule
personne devant laquelle javais cru comprendre
tout de suite que je pouvais penser et parler
librement. Tous ceux qui entourent les filles
comme moi ont intérêt à scruter leurs moindres
paroles, à tirer une conséquence de leurs plus
insignifiantes actions. Nous navons
naturellement pas damis. Nous avons des amants
égoïstes qui dépensent leur fortune non pas pour
nous, comme ils le disent, mais pour leur vanité.
« Pour ces gens-là, il faut que nous soyons
gaies quand ils sont joyeux, bien portantes quand
ils veulent souper, sceptiques comme ils le sont.
Il nous est défendu davoir du coeur sous peine
267
dêtre huées et de ruiner notre crédit.
« Nous ne nous appartenons plus. Nous ne
sommes plus des êtres, mais des choses. Nous
sommes les premières dans leur amour-propre,
les dernières dans leur estime. Nous avons des
amies, mais ce sont des amies comme Prudence,
des femmes jadis entretenues qui ont encore des
goûts de dépense que leur âge ne leur permet
plus. Alors elles deviennent nos amies ou plutôt
nos commensales. Leur amitié va jusquà la
servitude, jamais jusquau désintéressement.
Jamais elles ne vous donneront quun conseil
lucratif. Peu leur importe que nous ayons dix
amants de plus, pourvu quelles y gagnent des
robes ou un bracelet, et quelles puissent de
temps en temps se promener dans notre voiture et
venir au spectacle dans notre loge. Elles ont nos
bouquets de la veille et nous empruntent nos
cachemires. Elles ne nous rendent jamais un
service, si petit quil soit, sans se le faire payer le
double de ce quil vaut. Tu las vu toi-même le
soir où Prudence ma apporté six mille francs que
je lavais priée daller demander pour moi au duc,
elle ma emprunté cinq cents francs quelle ne me
268
rendra jamais ou quelle me payera en chapeaux
qui ne sortiront pas de leurs cartons.
« Nous ne pouvons donc avoir, ou plutôt je ne
pouvais donc avoir quun bonheur, cétait, triste
comme je le suis quelquefois, souffrante comme
je le suis toujours, de trouver un homme assez
supérieur pour ne pas me demander compte de
ma vie, et pour être lamant de mes impressions
bien plus que de mon corps. Cet homme, je
lavais trouvé dans le duc, mais le duc est vieux,
et la vieillesse ne protège ni ne console. Javais
cru pouvoir accepter la vie quil me faisait ; mais
que veux-tu ? Je périssais dennui et pour faire
tant que dêtre consumée, autant se jeter dans un
incendie que de sasphyxier avec du charbon.
« Alors je tai rencontré, toi, jeune, ardent,
heureux, et jai essayé de faire de toi lhomme
que javais appelé au milieu de ma bruyante
solitude. Ce que jaimais en toi, ce nétait pas
lhomme qui était, mais celui qui devait être. Tu
nacceptes pas ce rôle, tu le rejettes comme
indigne de toi, tu es un amant vulgaire ; fais
comme les autres, paie-moi et nen parlons plus.
269
Marguerite, que cette longue confession avait
fatiguée, se rejeta sur le dos du canapé, et pour
éteindre un faible accès de toux, porta son
mouchoir à ses lèvres et jusquà ses yeux.
Pardon, pardon, murmurai-je, javais
compris tout cela, mais je voulais te lentendre
dire, ma Marguerite adorée. Oublions le reste et
ne nous souvenons que dune chose : cest que
nous sommes lun à lautre, que nous sommes
jeunes et que nous nous aimons.
« Marguerite, fais de moi tout ce que tu
voudras, je suis ton esclave, ton chien ; mais, au
nom du ciel, déchire la lettre que je tai écrite et
ne me laisse pas partir demain ; jen mourrais.
Marguerite tira ma lettre du corsage de sa robe
et, me la remettant, me dit avec un sourire dune
douceur ineffable :
Tiens, je te la rapportais.
Je déchirai la lettre et je baisai avec des larmes
la main qui me la rendait.
En ce moment Prudence reparut.
Dites donc, Prudence, savez-vous ce quil
270
me demande ? fit Marguerite.
Il vous demande pardon.
Justement.
Et vous pardonnez ?
Il le faut bien, mais il veut encore autre
chose.
Quoi donc ?
Il veut venir souper avec nous.
Et vous y consentez ?
Quen pensez-vous ?
Je pense que vous êtes deux enfants, qui
navez de tête ni lun ni lautre. Mais je pense
aussi que jai très faim et que plus tôt vous
consentirez, plus tôt nous souperons.
Allons, dit Marguerite, nous tiendrons trois
dans ma voiture. Tenez, ajouta-t-elle en se
tournant vers moi, Nanine sera couchée, vous
ouvrirez la porte, prenez ma clef, et tâchez de ne
plus la perdre.
Jembrassai Marguerite à létouffer.
271
Joseph entra là-dessus.
Monsieur, me dit-il de lair dun homme
enchanté de lui, les malles sont faites.
Entièrement ?
Oui, monsieur.
Eh bien, défaites-les : je ne pars pas.
272
XVI
Jaurais pu, me dit Armand, vous raconter en
quelques lignes les commencements de cette
liaison, mais je voulais que vous vissiez bien par
quels événements et par quelle gradation nous en
sommes arrivés, moi, à consentir à tout ce que
voulait Marguerite, Marguerite, à ne plus pouvoir
vivre quavec moi.
Cest le lendemain de la soirée où elle était
venue me trouver que je lui envoyai Manon
Lescaut.
À partir de ce moment, comme je ne pouvais
changer la vie de ma maîtresse, je changeai la
mienne. Je voulais avant toute chose ne pas
laisser à mon esprit le temps de réfléchir sur le
rôle que je venais daccepter, car, malgré moi,
jen eusse conçu une grande tristesse. Aussi ma
vie, dordinaire si calme, revêtit-elle tout à coup
une apparence de bruit et de désordre. Nallez pas
273
croire que, si désintéressé quil soit, lamour
quune femme entretenue a pour vous ne coûte
rien. Rien nest cher comme les mille caprices de
fleurs, de loges, de soupers, de parties de
campagne quon ne peut jamais refuser à sa
maîtresse.
Comme je vous lai dit, je navais pas de
fortune. Mon père était et est encore receveur
général à G... Il a une grande réputation de
loyauté, grâce à laquelle il a trouvé le
cautionnement quil lui fallait déposer pour entrer
en fonction. Cette recette lui donne quarante
mille francs par an, et depuis dix ans quil la, il a
remboursé son cautionnement et sest occupé de
mettre de côté la dot de ma soeur. Mon père est
lhomme le plus honorable quon puisse
rencontrer. Ma mère, en mourant, a laissé six
mille francs de rente quil a partagés entre ma
soeur et moi le jour où il a obtenu la charge quil
sollicitait ; puis, lorsque jai eu vingt et un ans, il
a joint à ce petit revenu une pension annuelle de
cinq mille francs, massurant quavec huit mille
francs je pourrais être très heureux à Paris, si je
voulais à côté de cette rente me créer une
274
position, soit dans le barreau, soit dans la
médecine. Je suis donc venu à Paris, jai fait mon
droit, jai été reçu avocat, et, comme beaucoup de
jeunes gens, jai mis mon diplôme dans ma poche
et me suis laissé aller un peu à la vie nonchalante
de Paris. Mes dépenses étaient fort modestes ;
seulement je dépensais en huit mois mon revenu
de lannée, et je passais les quatre mois dété
chez mon père, ce qui me faisait en somme douze
mille livres de rente et me donnait la réputation
dun bon fils. Du reste pas un sou de dettes.
Voilà où jen étais quand je fis la connaissance
de Marguerite.
Vous comprenez que, malgré moi, mon train
de vie augmenta. Marguerite était dune nature
fort capricieuse, et faisait partie de ces femmes
qui nont jamais regardé comme une dépense
sérieuse les mille distractions dont leur existence
se compose. Il en résultait que, voulant passer
avec moi le plus de temps possible, elle
mécrivait le matin quelle dînerait avec moi, non
pas chez elle, mais chez quelque restaurateur, soit
de Paris, soit de la campagne. Jallais la prendre,
275
nous dînions, nous allions au spectacle, nous
soupions souvent, et javais dépensé le soir quatre
ou cinq louis, ce qui faisait deux mille cinq cents
ou trois mille francs par mois, ce qui réduisait
mon année à trois mois et demi, et me mettait
dans la nécessité ou de faire des dettes, ou de
quitter Marguerite.
Or, jacceptais tout, excepté cette dernière
éventualité.
Pardonnez-moi si je vous donne tous ces
détails, mais vous verrez quils furent la cause
des événements qui vont suivre. Ce que je vous
raconte est une histoire vraie, simple, et à laquelle
je laisse toute la naïveté des détails et toute la
simplicité des développements.
Je compris donc que, comme rien au monde
naurait sur moi linfluence de me faire oublier
ma maîtresse, il me fallait trouver un moyen de
soutenir les dépenses quelle me faisait faire.
Puis, cet amour me bouleversait au point que tous
les moments que je passais loin de Marguerite
étaient des années, et que javais ressenti le
besoin de brûler ces moments au feu dune
276
passion quelconque, et de les vivre tellement vite
que je ne maperçusse pas que je les vivais.
Je commençai à emprunter cinq ou six mille
francs sur mon petit capital, et je me mis à jouer,
car depuis quon a détruit les maisons de jeu on
joue partout. Autrefois, quand on entrait à
Frascati, on avait la chance dy faire sa fortune :
on jouait contre de largent, et si lon perdait, on
avait la consolation de se dire quon aurait pu
gagner ; tandis que maintenant, excepté dans les
cercles, où il y a encore une certaine sévérité pour
le paiement, on a presque la certitude, du moment
que lon gagne une somme importante, de ne pas
la recevoir. On comprendra facilement pourquoi.
Le jeu ne peut être pratiqué que par des jeunes
gens ayant de grands besoins et manquant de la
fortune nécessaire pour soutenir la vie quils
mènent ; ils jouent donc, et il en résulte
naturellement ceci : ou ils gagnent, et alors les
perdants servent à payer les chevaux et les
maîtresses de ces messieurs, ce qui est fort
désagréable. Des dettes se contractent, des
relations commencées autour dun tapis vert
277
finissent par des querelles où lhonneur et la vie
se déchirent toujours un peu ; et quand on est
honnête homme, on se trouve ruiné par de très
honnêtes jeunes gens qui navaient dautre défaut
que de ne pas avoir deux cent mille livres de
rente.
Je nai pas besoin de vous parler de ceux qui
volent au jeu, et dont un jour on apprend le départ
nécessaire et la condamnation tardive.
Je me lançai donc dans cette vie rapide,
bruyante, volcanique, qui meffrayait autrefois
quand jy songeais, et qui était devenue pour moi
le complément inévitable de mon amour pour
Marguerite.
Que vouliez-vous que je fisse ?
Les nuits que je ne passais pas rue dAntin, si
je les avais passées seul chez moi, je naurais pas
dormi. La jalousie meût tenu éveillé et meût
brûlé la pensée et le sang ; tandis que le jeu
détournait pour un moment la fièvre qui eût
envahi mon coeur et le reportait sur une passion
dont lintérêt me saisissait malgré moi, jusquà ce
que sonnât lheure où je devais me rendre auprès
278
de ma maîtresse. Alors, et cest à cela que je
reconnaissais la violence de mon amour, que je
gagnasse ou perdisse, je quittais impitoyablement
la table, plaignant ceux que jy laissais et qui
nallaient pas trouver comme moi le bonheur en
la quittant.
Pour la plupart, le jeu était une nécessité ; pour
moi cétait un remède.
Guéri de Marguerite, jétais guéri du jeu.
Aussi, au milieu de tout cela, gardais-je un
assez grand sang-froid ; je ne perdais que ce que
je pouvais payer, et je ne gagnais que ce que
jaurais pu perdre.
Du reste, la chance me favorisa. Je ne faisais
pas de dettes, et je dépensais trois fois plus
dargent que lorsque je ne jouais pas. Il nétait
pas facile de résister à une vie qui me permettait
de satisfaire, sans me gêner, aux mille caprices de
Marguerite. Quant à elle, elle maimait toujours
autant et même davantage.
Comme je vous lai dit, javais commencé
dabord par nêtre reçu que de minuit à six heures
279
du matin, puis je fus admis de temps en temps
dans les loges, puis elle vint dîner quelquefois
avec moi. Un matin je ne men allai quà huit
heures, et il arriva un jour où je ne men allai
quà midi.
En attendant la métamorphose morale, une
métamorphose physique sétait opérée chez
Marguerite. Javais entrepris sa guérison, et la
pauvre fille, devinant mon but, mobéissait pour
me prouver sa reconnaissance. Jétais parvenu
sans secousses et sans effort à lisoler presque de
ses anciennes habitudes. Mon médecin, avec qui
je lavais fait trouver, mavait dit que le repos
seul et le calme pouvaient lui conserver la santé,
de sorte quaux soupers et aux insomnies, jétais
arrivé à substituer un régime hygiénique et le
sommeil régulier. Malgré elle, Marguerite
shabituait à cette nouvelle existence dont elle
ressentait les effets salutaires. Déjà elle
commençait à passer quelques soirées chez elle,
ou bien, sil faisait beau, elle senveloppait dun
cachemire, se couvrait dun voile, et nous allions
à pied, comme deux enfants, courir le soir dans
les allées sombres des Champs-Élysées. Elle
280
rentrait fatiguée, soupait légèrement, se couchait
après avoir fait un peu de musique ou après avoir
lu, ce qui ne lui était jamais arrivé. Les toux, qui,
chaque fois que je les entendais, me déchiraient
la poitrine, avaient disparu presque
complètement.
Au bout de six semaines, il nétait plus
question du comte, définitivement sacrifié ; le
duc seul me forçait encore à cacher ma liaison
avec Marguerite, et encore avait-il été congédié
souvent pendant que jétais là, sous prétexte que
madame dormait et avait défendu quon la
réveillât.
Il résulta de lhabitude et même du besoin que
Marguerite avait contractés de me voir que
jabandonnai le jeu juste au moment où un adroit
joueur leût quitté. Tout compte fait, je me
trouvais, par suite de mes gains, à la tête dune
dizaine de mille francs qui me paraissaient un
capital inépuisable.
Lépoque à laquelle javais lhabitude daller
rejoindre mon père et ma soeur était arrivée, et je
ne partais pas ; aussi recevais-je fréquemment des
281
lettres de lun et de lautre, lettres qui me priaient
de me rendre auprès deux.
À toutes ces instances je répondais de mon
mieux, en répétant toujours que je me portais
bien et que je navais pas besoin dargent, deux
choses qui, je le croyais, consoleraient un peu
mon père du retard que je mettais à ma visite
annuelle.
Il arriva sur ces entrefaites, quun matin
Marguerite, ayant été réveillée par un soleil
éclatant, sauta en bas de son lit, et me demanda si
je voulais la mener toute la journée à la
campagne.
On envoya chercher Prudence et nous
partîmes tous trois, après que Marguerite eut
recommandé à Nanine de dire au duc quelle
avait voulu profiter de ce beau jour, et quelle
était allée à la campagne avec madame
Duvernoy.
Outre que la présence de la Duvernoy était
nécessaire pour tranquilliser le vieux duc,
Prudence était une de ces femmes qui semblent
faites exprès pour ces parties de campagne. Avec
282
sa gaieté inaltérable et son appétit éternel, elle ne
pouvait pas laisser un moment dennui à ceux
quelle accompagnait, et devait sentendre
parfaitement à commander les oeufs, les cerises,
le lait, le lapin sauté, et tout ce qui compose enfin
le déjeuner traditionnel des environs de Paris.
Il ne nous restait plus quà savoir où nous
irions.
Ce fut encore Prudence qui nous tira
dembarras.
Est-ce à une vraie campagne que vous
voulez aller ? demanda-t-elle.
Oui.
Eh bien, allons à Bougival, au Point-du-Jour,
chez la veuve Arnould. Armand, allez louer une
calèche.
Une heure et demie après nous étions chez la
veuve Arnould.
Vous connaissez peut-être cette auberge, hôtel
de semaine, guinguette le dimanche. Du jardin,
qui est à la hauteur dun premier étage ordinaire,
on découvre une vue magnifique. À gauche,
283
laqueduc de Marly ferme lhorizon, à droite la
vue sétend sur un infini de collines ; la rivière,
presque sans courant dans cet endroit, se déroule
comme un large ruban blanc moiré, entre la
plaine des Gabillons et lîle de Croissy,
éternellement bercée par le frémissement de ses
hauts peupliers et le murmure de ses saules.
Au fond, dans un large rayon de soleil,
sélèvent de petites maisons blanches à toits
rouges, et des manufactures qui, perdant par la
distance leur caractère dur et commercial,
complètent admirablement le paysage.
Au fond, Paris dans la brume !
Comme nous lavait dit Prudence, cétait une
vraie campagne, et, je dois le dire, ce fut un vrai
déjeuner.
Ce nest pas par reconnaissance pour le
bonheur que je lui ai dû que je dis tout cela, mais
Bougival, malgré son nom affreux, est un des
plus jolis pays que lon puisse imaginer. Jai
beaucoup voyagé, jai vu de plus grandes choses,
mais non de plus charmantes que ce petit village
gaiement couché au pied de la colline qui le
284
protège.
Madame Arnould nous offrit de nous faire
faire une promenade en bateau, ce que
Marguerite et Prudence acceptèrent avec joie.
On a toujours associé la campagne à lamour
et lon a bien fait : rien nencadre la femme que
lon aime comme le ciel bleu, les senteurs, les
fleurs, les brises, la solitude resplendissante des
champs ou des bois. Si fort que lon aime une
femme, quelque confiance que lon ait en elle,
quelque certitude sur lavenir que vous donne son
passé, on est toujours plus ou moins jaloux. Si
vous avez été amoureux, sérieusement amoureux,
vous avez dû éprouver ce besoin disoler du
monde lêtre dans lequel vous vouliez vivre tout
entier. Il semble que, si indifférente quelle soit à
ce qui lentoure, la femme aimée perde de son
parfum et de son unité au contact des hommes et
des choses. Moi, jéprouvais cela bien plus que
tout autre. Mon amour nétait pas un amour
ordinaire ; jétais amoureux autant quune
créature ordinaire peut lêtre, mais de Marguerite
Gautier, cest-à-dire quà Paris, à chaque pas, je
285
pouvais coudoyer un homme qui avait été
lamant de cette femme ou qui le serait le
lendemain. Tandis quà la campagne, au milieu
de gens que nous navions jamais vus et qui ne
soccupaient pas de nous, au sein dune nature
toute parée de son printemps, ce pardon annuel,
et séparée du bruit de la ville, je pouvais cacher
mon amour et aimer sans honte et sans crainte.
La courtisane y disparaissait peu à peu. Javais
auprès de moi une femme jeune, belle, que
jaimais, dont jétais aimé et qui sappelait
Marguerite : le passé navait plus de formes,
lavenir plus de nuages. Le soleil éclairait ma
maîtresse comme il eût éclairé la plus chaste
fiancée. Nous nous promenions tous deux dans
ces charmants endroits qui semblent faits exprès
pour rappeler les vers de Lamartine ou chanter les
mélodies de Scudo. Marguerite avait une robe
blanche, elle se penchait à mon bras, elle me
répétait le soir sous le ciel étoilé les mots quelle
mavait dits la veille, et le monde continuait au
loin sa vie sans tacher de son ombre le riant
tableau de notre jeunesse et de notre amour.
286
Voilà le rêve quà travers les feuilles
mapportait le soleil ardent de cette journée,
tandis que, couché tout au long sur lherbe de
lîle où nous avions abordé, libre de tous les liens
humains qui la retenaient auparavant, je laissais
ma pensée courir et cueillir toutes les espérances
quelle rencontrait.
Ajoutez à cela que, de lendroit où jétais, je
voyais sur la rive une charmante petite maison à
deux étages, avec une grille en hémicycle ; à
travers la grille, devant la maison, une pelouse
verte, unie comme du velours, et derrière le
bâtiment un petit bois plein de mystérieuses
retraites, et qui devait effacer chaque matin sous
sa mousse le sentier fait la veille.
Des fleurs grimpantes cachaient le perron de
cette maison inhabitée quelles embrassaient
jusquau premier étage.
À force de regarder cette maison, je finis par
me convaincre quelle était à moi, tant elle
résumait bien le rêve que je faisais. Jy voyais
Marguerite et moi, le jour dans le bois qui
couvrait la colline, le soir assis sur la pelouse, et
287
je me demandais si créatures terrestres auraient
jamais été aussi heureuses que nous.
Quelle jolie maison ! me dit Marguerite qui
avait suivi la direction de mon regard et peut-être
de ma pensée.
Où ? fit Prudence.
Là-bas. Et Marguerite montrait du doigt la
maison en question.
Ah ! ravissante, répliqua Prudence, elle vous
plaît ?
Beaucoup.
Eh bien ! Dites au duc de vous la louer ; il
vous la louera, jen suis sûre. Je men charge,
moi, si vous voulez.
Marguerite me regarda, comme pour me
demander ce que je pensais de cet avis.
Mon rêve sétait envolé avec les dernières
paroles de Prudence, et mavait rejeté si
brutalement dans la réalité que jétais encore tout
étourdi de la chute.
En effet, cest une excellente idée, balbutiai-
288
je, sans savoir ce que je disais.
Eh bien, jarrangerai cela, dit en me serrant
la main Marguerite, qui interprétait mes paroles
selon son désir. Allons voir tout de suite si elle
est à louer.
La maison était vacante et à louer deux mille
francs.
Serez-vous heureux ici ? me dit-elle.
Suis-je sûr dy venir ?
Et pour qui donc viendrais-je menterrer là,
si ce nest pour vous ?
Eh bien, Marguerite, laissez-moi louer cette
maison moi-même.
Êtes-vous fou ? non seulement cest inutile,
mais ce serait dangereux ; vous savez bien que je
nai le droit daccepter que dun seul homme,
laissez-vous donc faire, grand enfant, et ne dites
rien.
Cela fait que, quand jaurai deux jours
libres, je viendrai les passer chez vous, dit
Prudence.
289
Nous quittâmes la maison et reprîmes la route
de Paris tout en causant de cette nouvelle
résolution. Je tenais Marguerite dans mes bras, si
bien quen descendant de voiture, je commençais
déjà à envisager la combinaison de ma maîtresse
avec un esprit moins scrupuleux.
290
XVII
Le lendemain, Marguerite me congédia de
bonne heure, me disant que le duc devait venir de
grand matin, et me promettant de mécrire dès
quil serait parti, pour me donner le rendez-vous
de chaque soir.
En effet, dans la journée, je reçus ce mot :
« Je vais à Bougival avec le duc ; soyez chez
Prudence, ce soir, à huit heures. »
À lheure indiquée, Marguerite était de retour,
et venait me rejoindre chez madame Duvernoy.
Et bien, tout est arrangé, dit-elle en entrant.
La maison est louée ? demanda Prudence.
Oui ; il a consenti tout de suite.
Je ne connaissais pas le duc, mais javais
honte de le tromper comme je le faisais.
Mais, ce nest pas tout ! reprit Marguerite.
291
Quoi donc encore ?
Je me suis inquiétée du logement dArmand.
Dans la même maison ? demanda Prudence
en riant.
Non, mais au Point-du-Jour, où nous avons
déjeuné, le duc et moi. Pendant quil regardait la
vue, jai demandé à madame Arnould, car cest
madame Arnould quelle sappelle, nest-ce pas ?
je lui ai demandé si elle avait un appartement
convenable. Elle en a justement un, avec salon,
antichambre et chambre à coucher. Cest tout ce
quil faut, je pense. Soixante francs par mois. Le
tout meublé de façon à distraire un
hypocondriaque. Jai retenu le logement. Ai-je
bien fait ?
Je sautai au cou de Marguerite.
Ce sera charmant, continua-t-elle, vous avez
une clef de la petite porte, et jai promis au duc
une clef de la grille quil ne prendra pas, puisquil
ne viendra que dans le jour, quand il viendra. Je
crois, entre nous, quil est enchanté de ce caprice
qui méloigne de Paris pendant quelque temps, et
292
fera taire un peu sa famille. Cependant, il ma
demandé comment moi, qui aime tant Paris, je
pouvais me décider à menterrer dans cette
campagne ; je lui ai répondu que jétais
souffrante et que cétait pour me reposer. Il na
paru me croire que très imparfaitement. Ce
pauvre vieux est toujours aux abois. Nous
prendrons donc beaucoup de précautions, mon
cher Armand ; car il me ferait surveiller là-bas, et
ce nest pas le tout quil me loue une maison, il
faut encore quil paye mes dettes, et jen ai
malheureusement quelques-unes. Tout cela vous
convient-il ?
Oui, répondis-je en essayant de faire taire
tous les scrupules que cette façon de vivre
réveillait de temps en temps en moi.
Nous avons visité la maison dans tous ses
détails, nous y serons à merveille. Le duc
sinquiétait de tout. Ah ! mon cher, ajouta la folle
en membrassant, vous nêtes pas malheureux,
cest un millionnaire qui fait votre lit.
Et quand emménagez-vous ? demanda
Prudence.
293
Le plus tôt possible.
Vous emmenez votre voiture et vos
chevaux ?
Jemmènerai toute ma maison. Vous vous
chargerez de mon appartement pendant mon
absence.
Huit jours après, Marguerite avait pris
possession de la maison de campagne, et moi
jétais installé au Point-du-Jour.
Alors commença une existence que jaurais
bien de la peine à vous décrire.
Dans les commencements de son séjour à
Bougival, Marguerite ne put rompre tout à fait
avec ses habitudes, et comme la maison était
toujours en fête, toutes ses amies venaient la
voir ; pendant un mois, il ne se passa pas de jour
que Marguerite neût huit ou dix personnes à sa
table. Prudence amenait de son côté tous les gens
quelle connaissait, et leur faisait tous les
honneurs de la maison, comme si cette maison lui
eût appartenu.
Largent du duc payait tout cela, comme vous
294
le pensez bien, et cependant il arriva de temps en
temps à Prudence de me demander un billet de
mille francs, soi-disant au nom de Marguerite.
Vous savez que javais fait quelque gain au jeu ;
je mempressai donc de remettre à Prudence ce
que Marguerite me faisait demander par elle, et
dans la crainte quelle neût besoin de plus que je
navais, je vins emprunter à Paris une somme
égale à celle que javais déjà empruntée autrefois,
et que javais rendue très exactement.
Je me trouvai donc de nouveau riche dune
dizaine de mille francs, sans compter ma pension.
Cependant le plaisir quéprouvait Marguerite à
recevoir ses amies se calma un peu devant les
dépenses auxquelles ce plaisir lentraînait, et
surtout devant la nécessité où elle était
quelquefois de me demander de largent. Le duc,
qui avait loué cette maison pour que Marguerite
sy reposât, ny paraissait plus, craignant toujours
dy rencontrer une joyeuse et nombreuse
compagnie de laquelle il ne voulait pas être vu.
Cela tenait surtout à ce que, venant un jour pour
dîner en tête-à-tête avec Marguerite, il était
295
tombé au milieu dun déjeuner de quinze
personnes qui nétait pas encore fini à lheure où
il comptait se mettre à table pour dîner. Quand,
ne se doutant de rien, il avait ouvert la porte de la
salle à manger, un rire général avait accueilli son
entrée, et il avait été forcé de se retirer
brusquement devant limpertinente gaieté des
filles qui se trouvaient là.
Marguerite sétait levée de table, avait été
retrouver le duc dans la chambre voisine, et avait
essayé, autant que possible, de lui faire oublier
cette aventure ; mais le vieillard, blessé dans son
amour-propre, avait gardé rancune : il avait dit
assez cruellement à la pauvre fille quil était las
de payer les folies dune femme qui ne savait
même pas le faire respecter chez elle, et il était
parti fort courroucé.
Depuis ce jour on navait plus entendu parler
de lui. Marguerite avait eu beau congédier ses
convives, changer ses habitudes, le duc navait
plus donné de ses nouvelles. Jy avais gagné que
ma maîtresse mappartenait plus complètement,
et que mon rêve se réalisait enfin. Marguerite ne
296
pouvait plus se passer de moi. Sans sinquiéter de
ce qui en résulterait, elle affichait publiquement
notre liaison, et jen étais arrivé à ne plus sortir
de chez elle. Les domestiques mappelaient
monsieur, et me regardaient officiellement
comme leur maître.
Prudence avait bien fait, à propos de cette
nouvelle vie, force morale à Marguerite ; mais
celle-ci avait répondu quelle maimait, quelle
ne pouvait vivre sans moi, et quoi quil en dût
advenir, elle ne renoncerait pas au bonheur de
mavoir sans cesse auprès delle, ajoutant que
tous ceux à qui cela ne plairait pas étaient libres
de ne pas revenir.
Voilà ce que javais entendu un jour où
Prudence avait dit à Marguerite quelle avait
quelque chose de très important à lui
communiquer, et où javais écouté à la porte de la
chambre où elles sétaient renfermées.
Quelque temps après Prudence revint.
Jétais au fond du jardin quand elle entra ; elle
ne me vit pas. Je me doutais, à la façon dont
Marguerite était venue au-devant delle, quune
297
conversation pareille à celle que javais déjà
surprise allait avoir lieu de nouveau et je voulus
lentendre comme lautre.
Les deux femmes se renfermèrent dans un
boudoir et je me mis aux écoutes.
Eh bien ? demanda Marguerite.
Eh bien ! jai vu le duc.
Que vous a-t-il dit ?
Quil vous pardonnait volontiers la première
scène, mais quil avait appris que vous viviez
publiquement avec M. Armand Duval, et que cela
il ne vous le pardonnait pas. Que Marguerite
quitte ce jeune homme, ma-t-il dit, et comme par
le passé je lui donnerai tout ce quelle voudra,
sinon, elle devra renoncer à me demander quoi
que ce soit.
Vous avez répondu ?
Que je vous communiquerais sa décision, et
je lui ai promis de vous faire entendre raison.
Réfléchissez, ma chère enfant, à la position que
vous perdez et que ne pourra jamais vous rendre
Armand. Il vous aime de toute son âme, mais il
298
na pas assez de fortune pour subvenir à tous vos
besoins, et il faudra bien un jour vous quitter,
quand il sera trop tard et que le duc ne voudra
plus rien faire pour vous. Voulez-vous que je
parle à Armand ?
Marguerite paraissait réfléchir, car elle ne
répondit pas. Le coeur me battait violemment en
attendant sa réponse.
Non, reprit-elle, je ne quitterai pas Armand,
et je ne me cacherai pas pour vivre avec lui. Cest
peut-être une folie, mais je laime ! que voulezvous
? Et puis, maintenant il a pris lhabitude de
maimer sans obstacle ; il souffrirait trop dêtre
forcé de me quitter ne fût-ce quune heure par
jour. Dailleurs, je nai pas tant de temps à vivre
pour me rendre malheureuse et faire les volontés
dun vieillard dont la vue seule me fait vieillir.
Quil garde son argent ; je men passerai.
Mais comment ferez-vous ?
Je nen sais rien.
Prudence allait sans doute répondre quelque
chose, mais jentrai brusquement et je courus me
299
jeter aux pieds de Marguerite, couvrant ses mains
des larmes que me faisait verser la joie dêtre
aimé ainsi.
Ma vie est à toi, Marguerite, tu nas plus
besoin de cet homme, ne suis-je pas là ?
Tabandonnerais-je jamais et pourrais-je payer
assez le bonheur que tu me donnes ? Plus de
contrainte, ma Marguerite, nous nous aimons !
Que nous importe le reste ?
Oh ! oui, je taime, mon Armand ! murmurat-
elle en enlaçant ses deux bras autour de mon
cou, je taime comme je naurais pas cru pouvoir
aimer. Nous serons heureux, nous vivrons
tranquilles, et je dirai un éternel adieu à cette vie
dont je rougis maintenant. Jamais tu ne me
reprocheras le passé, nest-ce pas ?
Les larmes voilaient ma voix. Je ne pus
répondre quen pressant Marguerite contre mon
coeur.
Allons, dit-elle en se retournant vers
Prudence et dune voix émue, vous rapporterez
cette scène au duc, et vous ajouterez que nous
navons pas besoin de lui.
300
À partir de ce jour il ne fut plus question du
duc. Marguerite nétait plus la fille que javais
connue. Elle évitait tout ce qui aurait pu me
rappeler la vie au milieu de laquelle je lavais
rencontrée. Jamais femme, jamais soeur neut
pour son époux ou son frère lamour et les soins
quelle avait pour moi. Cette nature maladive
était prête à toutes les impressions, accessible à
tous les sentiments. Elle avait rompu avec ses
amies comme avec ses habitudes, avec son
langage comme avec les dépenses dautrefois.
Quand on nous voyait sortir de la maison pour
aller faire une promenade dans un charmant petit
bateau que javais acheté, on neût jamais cru que
cette femme vêtue dune robe blanche, couverte
dun grand chapeau de paille, et portant sur son
bras la simple pelisse de soie qui devait la
garantir de la fraîcheur de leau, était cette
Marguerite Gautier qui, quatre mois auparavant,
faisait bruit de son luxe et de ses scandales.
Hélas ! nous nous hâtions dêtre heureux,
comme si nous avions deviné que nous ne
pouvions pas lêtre longtemps.
301
Depuis deux mois nous nétions même pas
allés à Paris. Personne nétait venu nous voir,
excepté Prudence, et cette Julie Duprat dont je
vous ai parlé, et à qui Marguerite devait remettre
plus tard le touchant récit que jai là.
Je passais des journées entières aux pieds de
ma maîtresse. Nous ouvrions les fenêtres qui
donnaient sur le jardin, et regardant lété sabattre
joyeusement dans les fleurs quil fait éclore et
sous lombre des arbres, nous respirions à côté
lun de lautre cette vie véritable que ni
Marguerite ni moi navions comprise jusqualors.
Cette femme avait des étonnements denfant
pour les moindres choses. Il y avait des jours où
elle courait dans le jardin, comme une fille de dix
ans, après un papillon ou une demoiselle. Cette
courtisane, qui avait fait dépenser en bouquets
plus dargent quil nen faudrait pour faire vivre
dans la joie une famille entière, sasseyait
quelquefois sur la pelouse, pendant une heure,
pour examiner la simple fleur dont elle portait le
nom.
Ce fut pendant ce temps-là quelle lut si
302
souvent Manon Lescaut. Je la surpris bien des
fois annotant ce livre : et elle me disait toujours
que lorsquune femme aime, elle ne peut pas faire
ce que faisait Manon.
Deux ou trois fois le duc lui écrivit. Elle
reconnut lécriture et me donna les lettres sans les
lire.
Quelquefois les termes de ces lettres me
faisaient venir les larmes aux yeux.
Il avait cru, en fermant sa bourse à Marguerite,
la ramener à lui ; mais quand il avait vu linutilité
de ce moyen, il navait pas pu y tenir ; il avait
écrit, redemandant, comme autrefois, la
permission de revenir, quelles que fussent les
conditions mises à ce retour.
Javais donc lu ces lettres pressantes et
réitérées, et je les avais déchirées, sans dire à
Marguerite ce quelles contenaient, et sans lui
conseiller de revoir le vieillard, quoiquun
sentiment de pitié pour la douleur du pauvre
homme my portât : mais je craignais quelle ne
vit dans ce conseil le désir, en faisant reprendre
au duc ses anciennes visites, de lui faire
303
reprendre les charges de la maison ; je redoutais
par-dessus tout quelle me crût capable de dénier
la responsabilité de sa vie dans toutes les
conséquences où son amour pour moi pouvait
lentraîner.
Il en résulta que le duc, ne recevant pas de
réponse, cessa décrire, et que Marguerite et moi
nous continuâmes à vivre ensemble sans nous
occuper de lavenir.
304
XVIII
Vous donner des détails sur notre nouvelle vie
serait chose difficile. Elle se composait dune
série denfantillages charmants pour nous, mais
insignifiants pour ceux à qui je les raconterais.
Vous savez ce que cest que daimer une femme,
vous savez comment sabrègent les journées, et
avec quelle amoureuse paresse on se laisse porter
au lendemain. Vous nignorez pas cet oubli de
toutes choses, qui naît dun amour violent,
confiant et partagé. Tout être qui nest pas la
femme aimée semble un être inutile dans la
création. On regrette davoir déjà jeté des
parcelles de son coeur à dautres femmes, et lon
nentrevoit pas la possibilité de presser jamais
une autre main que celle que lon tient dans les
siennes. Le cerveau nadmet ni travail ni
souvenir, rien enfin de ce qui pourrait le distraire
de lunique pensée quon lui offre sans cesse.
Chaque jour on découvre dans sa maîtresse un
305
charme nouveau, une volupté inconnue.
Lexistence nest plus que laccomplissement
réitéré dun désir continu, lâme nest plus que la
vestale chargée dentretenir le feu sacré de
lamour.
Souvent nous allions, la nuit venue, nous
asseoir sous le petit bois qui dominait la maison.
Là nous écoutions les gaies harmonies du soir, en
songeant tous deux à lheure prochaine qui allait
nous laisser jusquau lendemain dans les bras
lun de lautre. Dautres fois nous restions
couchés toute la journée, sans laisser même le
soleil pénétrer dans notre chambre. Les rideaux
étaient hermétiquement fermés, et le monde
extérieur sarrêtait un moment pour nous. Nanine
seule avait le droit douvrir notre porte, mais
seulement pour apporter nos repas ; encore les
prenions-nous sans nous lever, et en les
interrompant sans cesse de rires et de folies. À
cela succédait un sommeil de quelques instants,
car disparaissant dans notre amour, nous étions
comme deux plongeurs obstinés qui ne
reviennent à la surface que pour reprendre
haleine.
306
Cependant je surprenais des moments de
tristesse et quelquefois même des larmes chez
Marguerite ; je lui demandais doù venait ce
chagrin subit, et elle me répondait :
Notre amour nest pas un amour ordinaire,
mon cher Armand. Tu maimes comme si je
navais jamais appartenu à personne, et je tremble
que plus tard, te repentant de ton amour et me
faisant un crime de mon passé, tu ne me forces à
me rejeter dans lexistence au milieu de laquelle
tu mas prise. Songe que maintenant que jai
goûté dune nouvelle vie, je mourrais en
reprenant lautre. Dis-moi donc que tu ne me
quitteras jamais.
Je te le jure !
À ce mot, elle me regardait comme pour lire
dans mes yeux si mon serment était sincère, puis
elle se jetait dans mes bras, et cachant sa tête
dans ma poitrine, elle me disait :
Cest que tu ne sais pas combien je taime !
Un soir, nous étions accoudés sur le balcon de
la fenêtre, nous regardions la lune qui semblait
307
sortir difficilement de son lit de nuages, et nous
écoutions le vent agitant bruyamment les arbres,
nous nous tenions la main, et depuis un grand
quart dheure nous ne parlions pas, quand
Marguerite me dit :
Voici lhiver, veux-tu que nous partions ?
Et pour quel endroit ?
Pour lItalie.
Tu tennuies donc ?
Je crains lhiver, je crains surtout notre
retour à Paris.
Pourquoi ?
Pour bien des choses.
Et elle reprit brusquement, sans me donner les
raisons de ses craintes :
Veux-tu partir ? Je vendrai tout ce que jai,
nous nous en irons vivre là-bas, il ne me restera
rien de ce que jétais, personne ne saura qui je
suis. Le veux-tu ?
Partons, si cela te fait plaisir, Marguerite ;
allons faire un voyage, lui disais-je ; mais où est
308
la nécessité de vendre des choses que tu seras
heureuse de trouver au retour ? Je nai pas une
assez grande fortune pour accepter un pareil
sacrifice, mais jen ai assez pour que nous
puissions voyager grandement pendant cinq ou
six mois, si cela tamuse le moins du monde.
Au fait, non, continua-t-elle en quittant la
fenêtre et en allant sasseoir sur le canapé dans
lombre de la chambre ; à quoi bon aller dépenser
de largent là-bas ? Je ten coûte déjà bien assez
ici.
Tu me le reproches, Marguerite, ce nest pas
généreux.
Pardon, ami, fit-elle en me tendant la main,
ce temps dorage me fait mal aux nerfs ; je ne dis
pas ce que je veux dire.
Et, après mavoir embrassé, elle tomba dans
une longue rêverie.
Plusieurs fois des scènes semblables eurent
lieu, et si jignorais ce qui les faisait naître, je ne
surprenais pas moins chez Marguerite un
sentiment dinquiétude pour lavenir. Elle ne
309
pouvait douter de mon amour, car chaque jour il
augmentait, et cependant je la voyais souvent
triste sans quelle mexpliquât jamais le sujet de
ses tristesses, autrement que par une cause
physique.
Craignant quelle ne se fatiguât dune vie trop
monotone, je lui proposais de retourner à Paris,
mais elle rejetait toujours cette proposition, et
massurait ne pouvoir être heureuse nulle part
comme elle létait à la campagne.
Prudence ne venait plus que rarement, mais en
revanche, elle écrivait des lettres que je navais
jamais demandé à voir, quoique, chaque fois,
elles jetassent Marguerite dans une préoccupation
profonde. Je ne savais quimaginer.
Un jour Marguerite resta dans sa chambre.
Jentrai. Elle écrivait.
À qui écris-tu ? lui demandai-je.
À Prudence : veux-tu que je te lise ce que
jécris ?
Javais horreur de tout ce qui pouvait paraître
soupçon, je répondis donc à Marguerite que je
310
navais pas besoin de savoir ce quelle écrivait, et
cependant, jen avais la certitude, cette lettre
meût appris la véritable cause de ses tristesses.
Le lendemain, il faisait un temps superbe.
Marguerite me proposa daller faire une
promenade en bateau, et de visiter lîle de
Croissy. Elle semblait fort gaie ; il était cinq
heures quand nous rentrâmes.
Madame Duvernoy est venue, dit Nanine en
nous voyant entrer.
Elle est repartie ? demanda Marguerite.
Oui, dans la voiture de madame ; elle a dit
que cétait convenu.
Très bien, dit vivement Marguerite ; quon
nous serve.
Deux jours après arriva une lettre de Prudence,
et pendant quinze jours Marguerite parut avoir
rompu avec ses mystérieuses mélancolies, dont
elle ne cessait de me demander pardon depuis
quelles nexistaient plus.
Cependant la voiture ne revenait pas.
Doù vient que Prudence ne te renvoie pas
311
ton coupé ? demandai-je un jour.
Un des deux chevaux est malade, et il y a
des réparations à la voiture. Il vaut mieux que
tout cela se fasse pendant que nous sommes
encore ici, où nous navons pas besoin de voiture,
que dattendre notre retour à Paris.
Prudence vint nous voir quelques jours après,
et me confirma ce que Marguerite mavait dit.
Les deux femmes se promenèrent seules dans
le jardin, et quand je vins les rejoindre, elles
changèrent de conversation.
Le soir, en sen allant, Prudence se plaignit du
froid et pria Marguerite de lui prêter un
cachemire.
Un mois se passa ainsi, pendant lequel
Marguerite fut plus joyeuse et plus aimante
quelle ne lavait jamais été.
Cependant la voiture nétait pas revenue, le
cachemire navait pas été renvoyé, tout cela
mintriguait malgré moi, et comme je savais dans
quel tiroir Marguerite mettait les lettres de
Prudence, je profitai dun moment où elle était au
312
fond du jardin, je courus à ce tiroir et jessayai de
louvrir ; mais ce fut en vain, il était fermé au
double tour.
Alors je fouillai ceux où se trouvaient
dordinaire les bijoux et les diamants. Ceux-là
souvrirent sans résistance, mais les écrins
avaient disparu, avec ce quils contenaient, bien
entendu.
Une crainte poignante me serra le coeur.
Jallais réclamer de Marguerite la vérité sur
ces disparitions, mais certainement elle ne me
lavouerait pas.
Ma bonne Marguerite, lui dis-je alors, je
viens te demander la permission daller à Paris.
On ne sait pas chez moi où je suis, et lon doit
avoir reçu des lettres de mon père ; il est inquiet,
sans doute, il faut que je lui réponde.
Va, mon ami, me dit-elle, mais sois ici de
bonne heure.
Je partis. Je courus tout de suite chez
Prudence.
Voyons, lui dis-je sans autre préliminaire,
313
répondez-moi franchement, où sont les chevaux
de Marguerite ?
Vendus.
Le cachemire ?
Vendu.
Les diamants ?
Engagés.
Et qui a vendu et engagé ?
Moi.
Pourquoi ne men avez-vous pas averti ?
Parce que Marguerite me lavait défendu.
Et pourquoi ne mavez-vous pas demandé
dargent ?
Parce quelle ne voulait pas.
Et à quoi a passé cet argent ?
À payer.
Elle doit donc beaucoup ?
Trente mille francs encore ou à peu près.
Ah ! mon cher, je vous lavais bien dit ? Vous
navez pas voulu me croire ; eh bien, maintenant,
314
vous voilà convaincu. Le tapissier vis-à-vis
duquel le duc avait répondu a été mis à la porte
quand il sest présenté chez le duc, qui lui a écrit
le lendemain quil ne ferait rien pour
mademoiselle Gautier. Cet homme a voulu de
largent, on lui a donné des acomptes, qui sont les
quelques mille francs que je vous ai demandés ;
puis, des âmes charitables lont averti que sa
débitrice, abandonnée par le duc, vivait avec un
garçon sans fortune ; les autres créanciers ont été
prévenus de même, ils ont demandé de largent et
ont fait des saisies. Marguerite a voulu tout
vendre, mais il nétait plus temps, et dailleurs je
my serais opposée. Il fallait bien payer, et pour
ne pas vous demander dargent, elle a vendu ses
chevaux, ses cachemires et engagé ses bijoux.
Voulez-vous les reçus des acheteurs et les
reconnaissances du Mont-de-Piété ? Et Prudence,
ouvrant un tiroir, me montrait ces papiers.
Ah ! vous croyez, continua-t-elle avec cette
persistance de la femme qui a le droit de dire :
« Javais raison ! » ah ! vous croyez quil suffit
de saimer et daller vivre à la campagne dune
vie pastorale et vaporeuse ? Non, mon ami, non.
315
À côté de la vie idéale, il y a la vie matérielle, et
les résolutions les plus chastes sont retenues à
terre par des fils ridicules, mais de fer, et que lon
ne brise pas facilement. Si Marguerite ne vous a
pas trompé vingt fois, cest quelle est dune
nature exceptionnelle. Ce nest pas faute que je le
lui aie conseillé, car cela me faisait peine de voir
la pauvre fille se dépouiller de tout. Elle na pas
voulu ! Elle ma répondu quelle vous aimait et
ne vous tromperait pour rien au monde. Tout cela
est fort joli, fort poétique, mais ce nest pas avec
cette monnaie quon paye les créanciers, et
aujourdhui elle ne peut plus sen tirer, à moins
dune trentaine de mille francs, je vous le répète.
Cest bien, je donnerai cette somme.
Vous allez lemprunter ?
Mon Dieu, oui.
Vous allez faire là une belle chose ; vous
brouiller avec votre père, entraver vos ressources,
et lon ne trouve pas ainsi trente mille francs du
jour au lendemain. Croyez-moi, mon cher
Armand, je connais mieux les femmes que vous ;
ne faites pas cette folie, dont vous vous
316
repentiriez un jour. Soyez raisonnable. Je ne vous
dis pas de quitter Marguerite, mais vivez avec
elle comme vous viviez au commencement de
lété. Laissez-lui trouver les moyens de sortir
dembarras. Le duc reviendra peu à peu à elle. Le
comte de N..., si elle le prend, il me le disait
encore hier, lui payera toutes ses dettes, et lui
donnera quatre ou cinq mille francs par mois. Il a
deux cent mille livres de rente. Ce sera une
position pour elle, tandis que vous, il faudra
toujours que vous la quittiez ; nattendez pas pour
cela que vous soyez ruiné, dautant plus que ce
comte de N... est un imbécile, et que rien ne vous
empêchera dêtre lamant de Marguerite. Elle
pleurera un peu au commencement, mais elle
finira par sy habituer, et vous remerciera un jour
de ce que vous aurez fait. Supposez que
Marguerite est mariée, et trompez le mari, voilà
tout.
« Je vous ai déjà dit tout cela une fois ;
seulement à cette époque, ce nétait encore quun
conseil, et aujourdhui, cest presque une
nécessité.
317
Prudence avait cruellement raison.
Voilà ce que cest, continua-t-elle en
renfermant les papiers quelle venait de montrer,
les femmes entretenues prévoient toujours quon
les aimera, jamais quelles aimeront, sans quoi
elles mettraient de largent de côté, et à trente ans
elles pourraient se payer le luxe davoir un amant
pour rien. Si javais su ce que je sais, moi ! Enfin,
ne dites rien à Marguerite et ramenez-la à Paris.
Vous avez vécu quatre ou cinq mois seul avec
elle, cest bien raisonnable ; fermez les yeux,
cest tout ce quon vous demande. Au bout de
quinze jours elle prendra le comte de N..., elle
fera des économies cet hiver, et lété prochain
vous recommencerez. Voilà comme on fait, mon
cher !
Et Prudence paraissait enchantée de son
conseil, que je rejetai avec indignation.
Non seulement mon amour et ma dignité ne
me permettaient pas dagir ainsi, mais encore
jétais bien convaincu quau point où elle en était
arrivée, Marguerite mourrait plutôt que
daccepter ce partage.
318
Cest assez plaisanté, dis-je à Prudence ;
combien faut-il définitivement à Marguerite ?
Je vous lai dit, une trentaine de mille francs.
Et quand faut-il cette somme ?
Avant deux mois.
Elle laura.
Prudence haussa les épaules.
Je vous la remettrai, continuai-je, mais vous
me jurez que vous ne direz pas à Marguerite que
je vous lai remise.
Soyez tranquille.
Et si elle vous envoie autre chose à vendre
ou à engager, prévenez-moi.
Il ny a pas de danger, elle na plus rien.
Je passai dabord chez moi pour voir sil y
avait des lettres de mon père.
Il y en avait quatre.
319
XIX
Dans les trois premières lettres, mon père
sinquiétait de mon silence et men demandait la
cause ; dans la dernière, il me laissait voir quon
lavait informé de mon changement de vie, et
mannonçait son arrivée prochaine.
Jai toujours eu un grand respect et une sincère
affection pour mon père. Je lui répondis donc
quun petit voyage avait été la cause de mon
silence, et je le priai de me prévenir du jour de
son arrivée, afin que je pusse aller au-devant de
lui.
Je donnai à mon domestique mon adresse à la
campagne, en lui recommandant de mapporter la
première lettre qui serait timbrée de la ville de
C..., puis je repartis aussitôt pour Bougival.
Marguerite mattendait à la porte du jardin.
Son regard exprimait linquiétude. Elle me
320
sauta au cou, et ne put sempêcher de me dire :
As-tu vu Prudence ?
Non.
Tu as été bien longtemps à Paris ?
Jai trouvé des lettres de mon père auquel il
ma fallu répondre.
Quelques instants après, Nanine entra tout
essoufflée. Marguerite se leva et alla lui parler
bas.
Quand Nanine fut sortie, Marguerite me dit, en
se rasseyant près de moi et en me prenant la
main :
Pourquoi mas-tu trompée ? Tu es allé chez
Prudence.
Qui te la dit ?
Nanine.
Et doù le sait-elle ?
Elle ta suivi.
Tu lui avais donc dit de me suivre ?
Oui. Jai pensé quil fallait un motif puissant
321
pour te faire aller ainsi à Paris, toi qui ne mas
pas quittée depuis quatre mois. Je craignais quil
ne te fût arrivé un malheur, ou que peut-être tu
nallasses voir une autre femme.
Enfant !
Je suis rassurée maintenant, je sais ce que tu
as fait, mais je ne sais pas encore ce que lon ta
dit.
Je montrai à Marguerite les lettres de mon
père.
Ce nest pas cela que je te demande : ce que
je voudrais savoir, cest pourquoi tu es allé chez
Prudence.
Pour la voir.
Tu mens, mon ami.
Eh bien, je suis allé lui demander si le cheval
allait mieux, et si elle navait plus besoin de ton
cachemire, ni de tes bijoux.
Marguerite rougit mais elle ne répondit pas.
Et, continuai-je, jai appris lusage que tu
avais fait des chevaux, des cachemires et des
322
diamants.
Et tu men veux ?
Je ten veux de ne pas avoir eu lidée de me
demander ce dont tu avais besoin.
Dans une liaison comme la nôtre, si la
femme a encore un peu de dignité, elle doit
simposer tous les sacrifices possibles plutôt que
de demander de largent à son amant et de donner
un côté vénal à son amour. Tu maimes, jen suis
sûre, mais tu ne sais pas combien est léger le fil
qui retient dans le coeur lamour que lon a pour
des filles comme moi. Qui sait ? Peut-être dans
un jour de gêne ou dennui, te serais-tu figuré
voir dans notre liaison un calcul habilement
combiné ! Prudence est une bavarde. Quavais-je
besoin de ces chevaux ! Jai fait une économie en
les vendant ; je puis bien men passer, et je ne
dépense plus rien pour eux ; pourvu que tu
maimes, cest tout ce que je demande, et tu
maimeras autant sans chevaux, sans cachemires
et sans diamants.
Tout cela était dit dun ton si naturel, que
javais les larmes dans les yeux en lécoutant.
323
Mais, ma bonne Marguerite, répondis-je en
pressant avec amour les mains de ma maîtresse,
tu savais bien quun jour japprendrais ce
sacrifice, et que, le jour où je lapprendrais, je ne
le souffrirais pas.
Pourquoi cela ?
Parce que, chère enfant, je nentends pas que
laffection que tu veux bien avoir pour moi te
prive même dun bijou. Je ne veux pas, moi non
plus, que dans un moment de gêne ou dennui, tu
puisses réfléchir que si tu vivais avec un autre
homme ces moments nexisteraient pas, et que tu
te repentes, ne fût-ce quune minute, de vivre
avec moi. Dans quelques jours, tes chevaux, tes
diamants et tes cachemires te seront rendus. Ils te
sont aussi nécessaires que lair à la vie, et cest
peut-être ridicule, mais je taime mieux
somptueuse que simple.
Alors cest que tu ne maimes plus.
Folle !
Si tu maimais, tu me laisserais taimer à ma
façon ; au contraire, tu ne continues à voir en moi
324
quune fille à qui ce luxe est indispensable, et que
tu te crois toujours forcé de payer. Tu as honte
daccepter des preuves de mon amour. Malgré
toi, tu penses à me quitter un jour, et tu tiens à
mettre ta délicatesse à labri de tout soupçon. Tu
as raison, mon ami, mais javais espéré mieux.
Et Marguerite fit un mouvement pour se
lever ; je la retins en lui disant :
Je veux que tu sois heureuse, et que tu naies
rien à me reprocher, voilà tout.
Et nous allons nous séparer !
Pourquoi, Marguerite ? Qui peut nous
séparer ? mécriai-je.
Toi, qui ne veux pas me permettre de
comprendre ta position, et qui as la vanité de me
garder la mienne ; toi, qui en me conservant le
luxe au milieu duquel jai vécu, veux conserver la
distance morale qui nous sépare ; toi, enfin, qui
ne crois pas mon affection assez désintéressée
pour partager avec moi la fortune que tu as, avec
laquelle nous pourrions vivre heureux ensemble,
et qui préfères te ruiner, esclave que tu es dun
325
préjugé ridicule. Crois-tu donc que je compare
une voiture et des bijoux à ton amour ? Crois-tu
que le bonheur consiste pour moi dans les vanités
dont on se contente quand on naime rien, mais
qui deviennent bien mesquines quand on aime ?
Tu payeras mes dettes, tu escompteras ta fortune
et tu mentretiendras enfin ! Combien de temps
tout cela durera-t-il ? Deux ou trois mois, et alors
il sera trop tard pour prendre la vie que je te
propose, car alors tu accepterais tout de moi, et
cest ce quun homme dhonneur ne peut faire.
Tandis que maintenant tu as huit ou dix mille
francs de rente avec lesquelles nous pouvons
vivre. Je vendrai le superflu de ce que jai, et
avec cette vente seule, je me ferai deux mille
livres par an. Nous louerons un joli petit
appartement dans lequel nous resterons tous les
deux. Lété, nous viendrons à la campagne, non
pas dans une maison comme celle-ci, mais dans
une petite maison suffisante pour deux personnes.
Tu es indépendant, je suis libre, nous sommes
jeunes, au nom du ciel, Armand, ne me rejette pas
dans la vie que jétais forcée de mener autrefois.
Je ne pouvais répondre, des larmes de
326
reconnaissance et damour inondaient mes yeux,
et je me précipitai dans les bras de Marguerite.
Je voulais, reprit-elle, tout arranger sans ten
rien dire, payer toutes mes dettes et faire préparer
mon nouvel appartement. Au mois doctobre,
nous serions retournés à Paris, et tout aurait été
dit ; mais puisque Prudence ta tout raconté, il
faut que tu consentes avant, au lieu de consentir
après.
Maimes-tu assez pour cela ?
Il était impossible de résister à tant de
dévouement. Je baisai les mains de Marguerite
avec effusion, et je lui dis :
Je ferai tout ce que tu voudras.
Ce quelle avait décidé fut donc convenu.
Alors elle devint dune gaieté folle : elle
dansait, elle chantait, elle se faisait une fête de la
simplicité de son nouvel appartement, sur le
quartier et la disposition duquel elle me consultait
déjà.
Je la voyais heureuse et fière de cette
résolution qui semblait devoir nous rapprocher
327
définitivement lun de lautre.
Aussi, je ne voulus pas être en reste avec elle.
En un instant je décidai de ma vie. Jétablis la
position de ma fortune, et je fis à Marguerite
labandon de la rente qui me venait de ma mère,
et qui me parut bien insuffisante pour
récompenser le sacrifice que jacceptais.
Il me restait les cinq mille francs de pension
que me faisait mon père, et, quoi quil arrivât,
javais toujours assez de cette pension annuelle
pour vivre.
Je ne dis pas à Marguerite ce que javais
résolu, convaincu que jétais quelle refuserait
cette donation.
Cette rente provenait dune hypothèque de
soixante mille francs sur une maison que je
navais même jamais vue. Tout ce que je savais,
cest quà chaque trimestre le notaire de mon
père, vieil ami de notre famille, me remettait sept
cent cinquante francs sur mon simple reçu.
Le jour où Marguerite et moi nous vînmes à
Paris pour chercher des appartements, jallai chez
328
ce notaire, et je lui demandai de quelle façon je
devais my prendre pour faire à une autre
personne le transfert de cette rente.
Le brave homme me crut ruiné et me
questionna sur la cause de cette décision. Or,
comme il fallait bien tôt ou tard que je lui disse
en faveur de qui je faisais cette donation, je
préférai lui raconter tout de suite la vérité.
Il ne me fit aucune des objections que sa
position de notaire et dami lautorisait à me
faire, et massura quil se chargeait darranger
tout pour le mieux.
Je lui recommandai naturellement la plus
grande discrétion vis-à-vis de mon père, et jallai
rejoindre Marguerite qui mattendait chez Julie
Duprat, où elle avait préféré descendre plutôt que
daller écouter la morale de Prudence.
Nous nous mîmes en quête dappartements.
Tous ceux que nous voyions, Marguerite les
trouvait trop chers, et moi je les trouvais trop
simples.
Cependant nous finîmes par tomber daccord,
329
et nous arrêtâmes dans un des quartiers les plus
tranquilles de Paris un petit pavillon, isolé de la
maison principale.
Derrière ce petit pavillon sétendait un jardin
charmant, jardin qui en dépendait, entouré de
murailles assez élevées pour nous séparer de nos
voisins, et assez basses pour ne pas borner la vue.
Cétait mieux que nous navions espéré.
Pendant que je me rendais chez moi pour
donner congé de mon appartement, Marguerite
allait chez un homme daffaires qui, disait-elle,
avait déjà fait pour une de ses amies ce quelle
allait lui demander de faire pour elle.
Elle vint me retrouver rue de Provence,
enchantée.
Cet homme lui avait promis de payer toutes
ses dettes, de lui en donner quittance, et de lui
remettre une vingtaine de mille francs moyennant
labandon de tous ses meubles.
Vous avez vu par le prix auquel est montée la
vente que cet honnête homme eût gagné plus de
trente mille francs sur sa cliente.
330
Nous repartîmes tout joyeux pour Bougival, et
en continuant de nous communiquer nos projets
davenir, que, grâce à notre insouciance et surtout
à notre amour, nous voyions sous les teintes les
plus dorées.
Huit jours après nous étions à déjeuner, quand
Nanine vint mavertir que mon domestique me
demandait.
Je le fis entrer.
Monsieur, me dit-il, votre père est arrivé à
Paris, et vous prie de vous rendre tout de suite
chez vous, où il vous attend.
Cette nouvelle était la chose du monde la plus
simple, et cependant, en lapprenant, Marguerite
et moi nous nous regardâmes.
Nous devinions un malheur dans cet incident.
Aussi, sans quelle meût fait part de cette
impression que je partageais, jy répondis en lui
tendant la main :
Ne crains rien.
Reviens le plus tôt que tu pourras, murmura
Marguerite en membrassant, je tattendrai à la
331
fenêtre.
Jenvoyai Joseph dire à mon père que jallais
arriver.
En effet, deux heures après, jétais rue de
Provence.
332
XX
Mon père, en robe de chambre, était assis dans
mon salon et il écrivait.
Je compris tout de suite, à la façon dont il leva
les yeux sur moi quand jentrai, quil allait être
question de choses graves.
Je labordai cependant comme si je neusse
rien deviné dans son visage, et je lembrassai :
Quand êtes-vous arrivé, mon père ?
Hier au soir.
Vous êtes descendu chez moi, comme de
coutume ?
Oui.
Je regrette bien de ne pas mêtre trouvé là
pour vous recevoir.
Je mattendais à voir surgir dès ce mot la
morale que me promettait le visage froid de mon
333
père ; mais il ne me répondit rien, cacheta la
lettre quil venait décrire, et la remit à Joseph
pour quil la jetât à la poste.
Quand nous fûmes seuls, mon père se leva et
me dit, en sappuyant contre la cheminée :
Nous avons, mon cher Armand, à causer de
choses sérieuses.
Je vous écoute, mon père.
Tu me promets dêtre franc ?
Cest mon habitude.
Est-il vrai que tu vives avec une femme
nommée Marguerite Gautier ?
Oui.
Sais-tu ce quétait cette femme ?
Une fille entretenue.
Cest pour elle que tu as oublié de venir
nous voir cette année, ta soeur et moi ?
Oui, mon père, je lavoue.
Tu aimes donc beaucoup cette femme ?
Vous le voyez bien, mon père, puisquelle
334
ma fait manquer à un devoir sacré, ce dont je
vous demande humblement pardon aujourdhui.
Mon père ne sattendait sans doute pas à des
réponses aussi catégoriques, car il parut réfléchir
un instant, après quoi il me dit :
Tu as évidemment compris que tu ne
pourrais pas vivre toujours ainsi ?
Je lai craint, mon père, mais je ne lai pas
compris.
Mais vous avez dû comprendre, continua
mon père dun ton un peu plus sec, que je ne le
souffrirais pas, moi.
Je me suis dit que tant que je ne ferais rien
qui fût contraire au respect que je dois à votre
nom et à la probité traditionnelle de la famille, je
pourrais vivre comme je vis, ce qui ma rassuré
un peu sur les craintes que javais.
Les passions rendent fort contre les
sentiments. Jétais prêt à toutes les luttes, même
contre mon père, pour conserver Marguerite.
Alors, le moment de vivre autrement est
venu.
335
Eh ! pourquoi, mon père ?
Parce que vous êtes au moment de faire des
choses qui blessent le respect que vous croyez
avoir pour votre famille.
Je ne mexplique pas ces paroles.
Je vais vous les expliquer. Que vous ayez
une maîtresse, cest fort bien ; que vous la payiez
comme un galant homme doit payer lamour
dune fille entretenue, cest on ne peut mieux ;
mais que vous oubliiez les choses les plus saintes
pour elle, que vous permettiez que le bruit de
votre vie scandaleuse arrive jusquau fond de ma
province et jette lombre dune tache sur le nom
honorable que je vous ai donné, voilà ce qui ne
peut être, voilà ce qui ne sera pas.
Permettez-moi de vous dire, mon père, que
ceux qui vous ont ainsi renseigné sur mon compte
étaient mal informés. Je suis lamant de
mademoiselle Gautier, je vis avec elle, cest la
chose du monde la plus simple. Je ne donne pas à
mademoiselle Gautier le nom que jai reçu de
vous, je dépense pour elle ce que mes moyens me
permettent de dépenser, je nai pas fait une dette,
336
et je ne me suis trouvé enfin dans aucune de ces
positions qui autorisent un père à dire à son fils
ce que vous venez de me dire.
Un père est toujours autorisé à écarter son
fils de la mauvaise voie dans laquelle il le voit
sengager. Vous navez encore rien fait de mal,
mais vous le ferez.
Mon père !
Monsieur, je connais la vie mieux que vous.
Il ny a de sentiments entièrement purs que chez
les femmes entièrement chastes. Toute Manon
peut faire un Des Grieux, et le temps et les
moeurs sont changés. Il serait inutile que le
monde vieillît, sil ne se corrigeait pas. Vous
quitterez votre maîtresse.
Je suis fâché de vous désobéir, mon père,
mais cest impossible.
Je vous y contraindrai.
Malheureusement, mon père, il ny a plus
dîles Sainte-Marguerite où lon envoie les
courtisanes, et, y en eût-il encore, jy suivrais
mademoiselle Gautier, si vous obteniez quon ly
337
envoyât. Que voulez-vous ? jai peut-être tort,
mais je ne puis être heureux quà la condition que
je resterai lamant de cette femme.
Voyons, Armand, ouvrez les yeux,
reconnaissez votre père qui vous a toujours aimé,
et qui ne veut que votre bonheur. Est-il honorable
pour vous daller vivre maritalement avec une
fille que tout le monde a eue ?
Quimporte, mon père, si personne ne doit
plus lavoir ! Quimporte, si cette fille maime, si
elle se régénère par lamour quelle a pour moi et
par lamour que jai pour elle ! Quimporte,
enfin, sil y a conversion !
Eh ! croyez-vous donc, monsieur, que la
mission dun homme dhonneur soit de convertir
des courtisanes ? Croyez-vous donc que Dieu ait
donné ce but grotesque à la vie, et que le coeur ne
doive pas avoir un autre enthousiasme que celuilà
? Quelle sera la conclusion de cette cure
merveilleuse, et que penserez-vous de ce que
vous dites aujourdhui, quand vous aurez
quarante ans ? Vous rirez de votre amour, sil
vous est permis den rire encore, sil na pas
338
laissé de traces trop profondes dans votre passé.
Que seriez-vous à cette heure, si votre père avait
eu vos idées, et avait abandonné sa vie à tous ces
souffles damour, au lieu de létablir
inébranlablement sur une pensée dhonneur et de
loyauté ? Réfléchissez, Armand, et ne dites plus
de pareilles sottises. Voyons, vous quitterez cette
femme, votre père vous en supplie.
Je ne répondis rien.
Armand, continua mon père, au nom de
votre sainte mère, croyez-moi, renoncez à cette
vie que vous oublierez plus vite que vous ne
pensez, et à laquelle vous enchaîne une théorie
impossible. Vous avez vingt-quatre ans, songez à
lavenir. Vous ne pouvez pas aimer toujours cette
femme qui ne vous aimera pas toujours non plus.
Vous vous exagérez tous deux votre amour. Vous
vous fermez toute carrière. Un pas de plus et vous
ne pourrez plus quitter la route où vous êtes, et
vous aurez, toute votre vie, le remords de votre
jeunesse. Partez, venez passer un mois ou deux
auprès de votre soeur. Le repos et lamour pieux
de la famille vous guériront vite de cette fièvre,
339
car ce nest pas autre chose.
« Pendant ce temps, votre maîtresse se
consolera ; elle prendra un autre amant, et quand
vous verrez pour qui vous avez failli vous
brouiller avec votre père et perdre son affection,
vous me direz que jai bien fait de venir vous
chercher, et vous me bénirez.
« Allons, tu partiras, nest-ce pas, Armand ?
Je sentais que mon père avait raison pour
toutes les femmes, mais jétais convaincu quil
navait pas raison pour Marguerite. Cependant le
ton dont il mavait dit ses dernières paroles était
si doux, si suppliant que je nosais lui répondre.
Eh bien ? fit-il dune voix émue.
Eh bien, mon père, je ne puis rien vous
promettre, dis-je enfin ; ce que vous me
demandez est au-dessus de mes forces. Croyezmoi,
continuai-je en le voyant faire un
mouvement dimpatience, vous vous exagérez les
résultats de cette liaison. Marguerite nest pas la
fille que vous croyez. Cet amour, loin de me jeter
dans une mauvaise voie, est capable, au contraire,
340
de développer en moi les plus honorables
sentiments. Lamour vrai rend toujours meilleur,
quelle que soit la femme qui linspire. Si vous
connaissiez Marguerite, vous comprendriez que
je ne mexpose à rien. Elle est noble comme les
plus nobles femmes. Autant il y a de cupidité
chez les autres, autant il y a de désintéressement
chez elle.
Ce qui ne lempêche pas daccepter toute
votre fortune, car les soixante mille francs qui
vous viennent de votre mère, et que vous lui
donnez, sont, rappelez-vous bien ce que je vous
dis, votre unique fortune.
Mon père avait probablement gardé cette
péroraison et cette menace pour me porter le
dernier coup.
Jétais plus fort devant ses menaces que
devant ses prières.
Qui vous a dit que je dusse lui abandonner
cette somme ? repris-je.
Mon notaire. Un honnête homme eût-il fait
un acte semblable sans me prévenir ? Eh bien,
341
cest pour empêcher votre ruine en faveur dune
fille que je suis venu à Paris. Votre mère vous a
laissé en mourant de quoi vivre honorablement et
non pas de quoi faire des générosités à vos
maîtresses.
Je vous le jure, mon père, Marguerite
ignorait cette donation.
Et pourquoi la faisiez-vous alors ?
Parce que Marguerite, cette femme que vous
calomniez et que vous voulez que jabandonne,
fait le sacrifice de tout ce quelle possède pour
vivre avec moi.
Et vous acceptez ce sacrifice ? Quel homme
êtes-vous donc, monsieur, pour permettre à une
mademoiselle Marguerite de vous sacrifier
quelque chose ? Allons, en voilà assez. Vous
quitterez cette femme. Tout à lheure je vous en
priais, maintenant je vous lordonne ; je ne veux
pas de pareilles saletés dans ma famille. Faites
vos malles, et apprêtez-vous à me suivre.
Pardonnez-moi, mon père, dis-je alors, mais
je ne partirai pas.
342
Parce que ?...
Parce que jai déjà lâge où lon nobéit plus
à un ordre.
Mon père pâlit à cette réponse.
Cest bien, monsieur, reprit-il ; je sais ce
quil me reste à faire.
Il sonna.
Joseph parut.
Faites transporter mes malles à lhôtel de
Paris, dit-il à mon domestique. Et en même temps
il passa dans sa chambre, où il acheva de
shabiller.
Quand il reparut, jallai au-devant de lui.
Vous me promettez, mon père, lui dis-je, de
ne rien faire qui puisse causer de la peine à
Marguerite ?
Mon père sarrêta, me regarda avec dédain, et
se contenta de me répondre :
Vous êtes fou, je crois.
Après quoi, il sortit en fermant violemment la
porte derrière lui.
343
Je descendis à mon tour, je pris un cabriolet et
je partis pour Bougival.
Marguerite mattendait à la fenêtre.
344
XXI
Enfin ! sécria-t-elle en me sautant au cou.
Te voilà ! Comme tu es pâle !
Alors je lui racontai ma scène avec mon père.
Ah ! mon dieu ! je men doutais, dit-elle.
Quand Joseph est venu nous annoncer larrivée
de ton père, jai tressailli comme à la nouvelle
dun malheur. Pauvre ami ! et cest moi qui te
cause tous ces chagrins. Tu ferais peut-être mieux
de me quitter que de te brouiller avec ton père.
Cependant je ne lui ai rien fait. Nous vivons bien
tranquilles, nous allons vivre plus tranquilles
encore. Il sait bien quil faut que tu aies une
maîtresse, et il devrait être heureux que ce fût
moi, puisque je taime et nambitionne pas plus
que ta position ne le permet. Lui as-tu dit
comment nous avons arrangé lavenir ?
Oui, et cest ce qui la le plus irrité, car il a
vu dans cette détermination la preuve de notre
345
amour mutuel.
Que faire alors ?
Rester ensemble, ma bonne Marguerite, et
laisser passer cet orage.
Passera-t-il ?
Il le faudra bien.
Mais ton père ne sen tiendra pas là.
Que veux-tu quil fasse ?
Que sais-je, moi ? tout ce quun père peut
faire pour que son fils lui obéisse. Il te rappellera
ma vie passée et me fera peut-être lhonneur
dinventer quelques nouvelles histoires pour que
tu mabandonnes.
Tu sais bien que je taime.
Oui, mais ce que je sais aussi, cest quil faut
tôt ou tard obéir à son père, et tu finiras peut-être
par te laisser convaincre.
Non, Marguerite, cest moi qui le
convaincrai. Ce sont les cancans de quelques-uns
de ses amis qui causent cette grande colère ; mais
il est bon, il est juste, et il reviendra sur sa
346
première impression. Puis, après tout, que
mimporte !
Ne dis pas cela, Armand ; jaimerais mieux
tout que de laisser croire que je te brouille avec ta
famille ; laisse passer cette journée, et demain
retourne à Paris. Ton père aura réfléchi de son
côté comme toi du tien, et peut-être vous
entendrez-vous mieux. Ne heurte pas ses
principes, aie lair de faire quelques concessions
à ses désirs ; parais ne pas tenir autant à moi, et il
laissera les choses comme elles sont. Espère, mon
ami, et sois bien certain dune chose, cest que,
quoi quil arrive, ta Marguerite te restera.
Tu me le jures ?
Ai-je besoin de te le jurer ?
Quil est doux de se laisser persuader par une
voix que lon aime ! Marguerite et moi, nous
passâmes toute la journée à nous redire nos
projets comme si nous avions compris le besoin
de les réaliser plus vite. Nous nous attendions à
chaque minute à quelque événement, mais
heureusement le jour se passa sans amener rien
de nouveau.
347
Le lendemain, je partis à dix heures, et
jarrivai vers midi à lhôtel.
Mon père était déjà sorti.
Je me rendis chez moi, où jespérais que peutêtre
il était allé. Personne nétait venu. Jallai
chez mon notaire. Personne !
Je retournai à lhôtel, et jattendis jusquà six
heures. M. Duval ne rentra pas.
Je repris la route de Bougival.
Je trouvai Marguerite, non plus mattendant
comme la veille, mais assise au coin du feu
quexigeait déjà la saison.
Elle était assez plongée dans ses réflexions
pour me laisser approcher de son fauteuil sans
mentendre et sans se retourner. Quand je posai
mes lèvres sur son front, elle tressaillit comme si
ce baiser leût réveillée en sursaut.
Tu mas fait peur, me dit-elle. Et ton père ?
Je ne lai pas vu. Je ne sais ce que cela veut
dire. Je ne lai trouvé ni chez lui, ni dans aucun
des endroits où il y avait possibilité quil fût.
348
Allons, ce sera à recommencer demain.
Jai bien envie dattendre quil me fasse
demander. Jai fait, je crois, tout ce que je devais
faire.
Non, mon ami, ce nest point assez, il faut
retourner chez ton père, demain surtout.
Pourquoi demain plutôt quun autre jour ?
Parce que, fit Marguerite, qui me parut
rougir un peu à cette question, parce que
linsistance de ta part en paraîtra plus vive et que
notre pardon en résultera plus promptement.
Tout le reste du jour, Marguerite fut
préoccupée, distraite, triste. Jétais forcé de lui
répéter deux fois ce que je lui disais pour obtenir
une réponse. Elle rejeta cette préoccupation sur
les craintes que lui inspiraient pour lavenir les
événements survenus depuis deux jours.
Je passai ma nuit à la rassurer, et elle me fit
partir le lendemain avec une insistante inquiétude
que je ne mexpliquais pas.
Comme la veille, mon père était absent ; mais,
en sortant, il mavait laissé cette lettre :
349
« Si vous revenez me voir aujourdhui,
attendez-moi jusquà quatre heures ; si à quatre
heures je ne suis pas rentré, revenez dîner demain
avec moi : il faut que je vous parle. »
Jattendis jusquà lheure dite. Mon père ne
reparut pas. Je partis.
La veille javais trouvé Marguerite triste, ce
jour-là je la trouvai fiévreuse et agitée. En me
voyant entrer, elle me sauta au cou, mais elle
pleura longtemps dans mes bras.
Je la questionnai sur cette douleur subite dont
la gradation malarmait. Elle ne me donna aucune
raison positive, alléguant tout ce quune femme
peut alléguer quand elle ne veut pas répondre la
vérité.
Quand elle fut un peu calmée, je lui racontai
les résultats de mon voyage ; je lui montrai la
lettre de mon père, en lui faisant observer que
nous en pouvions augurer du bien.
À la vue de cette lettre et à la réflexion que je
fis, les larmes redoublèrent à un tel point que
jappelai Nanine, et que, craignant une atteinte
350
nerveuse, nous couchâmes la pauvre fille qui
pleurait sans dire une syllabe, mais qui me tenait
les mains, et les baisait à chaque instant.
Je demandai à Nanine si, pendant mon
absence, sa maîtresse avait reçu une lettre ou une
visite qui pût motiver létat où je la trouvais, mais
Nanine me répondit quil nétait venu personne et
que lon navait rien apporté.
Cependant il se passait depuis la veille
quelque chose dautant plus inquiétant que
Marguerite me le cachait.
Elle parut un peu plus calme dans la soirée ;
et, me faisant asseoir au pied de son lit, elle me
renouvela longuement lassurance de son amour.
Puis, elle me souriait, mais avec effort, car,
malgré elle, ses yeux se voilaient de larmes.
Jemployai tous les moyens pour lui faire
avouer la véritable cause de ce chagrin, mais elle
sobstina à me donner toujours les raisons vagues
que je vous ai déjà dites.
Elle finit par sendormir dans mes bras, mais
de ce sommeil qui brise le corps au lieu de le
351
reposer ; de temps en temps elle poussait un cri,
se réveillait en sursaut, et après sêtre assurée que
jétais bien auprès delle, elle me faisait lui jurer
de laimer toujours.
Je ne comprenais rien à ces intermittences de
douleur qui se prolongèrent jusquau matin. Alors
Marguerite tomba dans une sorte
dassoupissement. Depuis deux nuits elle ne
dormait pas.
Ce repos ne fut pas de longue durée.
Vers onze heures, Marguerite se réveilla, et,
me voyant levé, elle regarda autour delle en
sécriant :
Ten vas-tu donc déjà ?
Non, dis-je en lui prenant les mains, mais
jai voulu te laisser dormir. Il est de bonne heure
encore.
À quelle heure vas-tu à Paris ?
À quatre heures.
Sitôt ? Jusque-là tu resteras avec moi, nestce
pas ?
352
Sans doute, nest-ce pas mon habitude ?
Quel bonheur !
Nous allons déjeuner ? reprit-elle dun air
distrait.
Si tu le veux.
Et puis tu membrasseras bien jusquau
moment de partir ?
Oui, et je reviendrai le plus tôt possible.
Tu reviendras ? fit-elle en me regardant avec
des yeux hagards.
Naturellement.
Cest juste, tu reviendras ce soir, et moi, je
tattendrai, comme dhabitude, et tu maimeras,
et nous serons heureux comme nous le sommes
depuis que nous nous connaissons.
Toutes ces paroles étaient dites dun ton si
saccadé, elles semblaient cacher une pensée
douloureuse si continue, que je tremblais à
chaque instant de voir Marguerite tomber en
délire.
Écoute, lui dis-je, tu es malade, je ne puis
353
pas te laisser ainsi. Je vais écrire à mon père quil
ne mattende pas.
Non ! Non ! sécria-t-elle brusquement, ne
fais pas cela. Ton père maccuserait encore de
tempêcher daller chez lui quand il veut te voir ;
non, non, il faut que tu y ailles, il le faut !
Dailleurs, je ne suis pas malade, je me porte à
merveille. Cest que jai fait un mauvais rêve, et
que je nétais pas bien réveillée !
À partir de ce moment, Marguerite essaya de
paraître plus gaie. Elle ne pleura plus.
Quand vint lheure où je devais partir, je
lembrassai, et lui demandai si elle voulait
maccompagner jusquau chemin de fer :
jespérais que la promenade la distrairait et que
lair lui ferait du bien.
Je tenais surtout à rester le plus longtemps
possible avec elle.
Elle accepta, prit un manteau et
maccompagna avec Nanine, pour ne pas revenir
seule.
Vingt fois je fus au moment de ne pas partir.
354
Mais lespérance de revenir vite et la crainte
dindisposer de nouveau mon père contre moi me
soutinrent, et le convoi memporta.
À ce soir, dis-je à Marguerite en la quittant.
Elle ne me répondit pas.
Une fois déjà elle ne mavait pas répondu à ce
même mot, et le comte de G..., vous vous le
rappelez, avait passé la nuit chez elle ; mais ce
temps était si loin, quil semblait effacé de ma
mémoire, et si je craignais quelque chose, ce
nétait certes plus que Marguerite me trompât.
En arrivant à Paris, je courus chez Prudence la
prier daller voir Marguerite, espérant que sa
verve et sa gaieté la distrairaient. Jentrai sans me
faire annoncer, et je trouvai Prudence à sa
toilette.
Ah ! me dit-elle dun air inquiet. Est-ce que
Marguerite est avec vous ?
Non.
Comment va-t-elle ?
Elle est souffrante.
355
Est-ce quelle ne viendra pas ?
Est-ce quelle devait venir ?
Madame Duvernoy rougit, et me répondit,
avec un certain embarras :
Je voulais dire : puisque vous venez à Paris,
est-ce quelle ne viendra pas vous y rejoindre ?
Non.
Je regardai Prudence ; elle baissa les yeux, et
sur sa physionomie je crus lire la crainte de voir
ma visite se prolonger.
Je venais même vous prier, ma chère
Prudence, si vous navez rien à faire, daller voir
Marguerite ce soir ; vous lui tiendriez compagnie,
et vous pourriez coucher là-bas. Je ne lai jamais
vue comme elle était aujourdhui, et je tremble
quelle ne tombe malade.
Je dîne en ville, me répondit Prudence, et je
ne pourrai pas voir Marguerite ce soir ; mais je la
verrai demain.
Je pris congé de madame Duvernoy, qui me
paraissait presque aussi préoccupée que
Marguerite, et je me rendis chez mon père, dont
356
le premier regard métudia avec attention.
Il me tendit la main.
Vos deux visites mont fait plaisir, Armand,
me dit-il, elles mont fait espérer que vous auriez
réfléchi de votre côté, comme jai réfléchi, moi,
du mien.
Puis-je me permettre de vous demander,
mon père, quel a été le résultat de vos
réflexions ?
Il a été, mon ami, que je métais exagéré
limportance des rapports que lon mavait faits,
et que je me suis promis dêtre moins sévère avec
toi.
Que dites-vous, mon père ! mécriai-je avec
joie.
Je dis, mon cher enfant, quil faut que tout
jeune homme ait une maîtresse, et que, daprès de
nouvelles informations, jaime mieux te savoir
lamant de mademoiselle Gautier que dune
autre.
Mon excellent père ! que vous me rendez
heureux !
357
Nous causâmes ainsi quelques instants, puis
nous nous mîmes à table. Mon père fut charmant
tout le temps que dura le dîner.
Javais hâte de retourner à Bougival pour
raconter à Marguerite cet heureux changement. À
chaque instant je regardais la pendule.
Tu regardes lheure, me disait mon père, tu
es impatient de me quitter. Oh ! jeunes gens !
vous sacrifierez donc toujours les affections
sincères aux affections douteuses ?
Ne dites pas cela, mon père ! Marguerite
maime, jen suis sûr.
Mon père ne répondit pas ; il navait lair ni de
douter ni de croire.
Il insista beaucoup pour me faire passer la
soirée entière avec lui, et pour que je ne repartisse
que le lendemain ; mais javais laissé Marguerite
souffrante, je le lui dis, et je lui demandai la
permission daller la retrouver de bonne heure,
lui promettant de revenir le lendemain.
Il faisait beau ; il voulut maccompagner
jusquau débarcadère. Jamais je navais été si
358
heureux. Lavenir mapparaissait tel que je
cherchais à le voir depuis longtemps.
Jaimais plus mon père que je ne lavais
jamais aimé.
Au moment où jallais partir, il insista une
dernière fois pour que je restasse ; je refusai.
Tu laimes donc bien ? me demanda-t-il.
Comme un fou.
Va alors !
Et il passa la main sur son front comme sil
eût voulu en chasser une pensée, puis il ouvrit la
bouche comme pour me dire quelque chose ;
mais il se contenta de me serrer la main, et me
quitta brusquement en me criant :
À demain ! donc.
359
XXII
Il me semblait que le convoi ne marchait pas.
Je fus à Bougival à onze heures.
Pas une fenêtre de la maison nétait éclairée, et
je sonnai sans que lon me répondît.
Cétait la première fois que pareille chose
marrivait. Enfin le jardinier parut. Jentrai.
Nanine me rejoignit avec une lumière.
Jarrivai à la chambre de Marguerite.
Où est madame ?
Madame est partie pour Paris, me répondit
Nanine.
Pour Paris !
Oui, monsieur.
Quand ?
Une heure après vous.
360
Elle ne vous a rien laissé pour moi ?
Rien.
Nanine me laissa.
« Elle est capable davoir eu des craintes,
pensai-je, et dêtre allée à Paris pour sassurer si
la visite que je lui avais dit aller faire à mon père
nétait pas un prétexte pour avoir un jour de
liberté.
« Peut-être Prudence lui a-t-elle écrit pour
quelque affaire importante », me dis-je quand je
fus seul ; mais javais vu Prudence à mon arrivée,
et elle ne mavait rien dit qui pût me faire
supposer quelle eût écrit à Marguerite.
Tout à coup je me souvins de cette question
que madame Duvernoy mavait faite : « Elle ne
viendra donc pas aujourdhui ? » quand je lui
avais dit que Marguerite était malade. Je me
rappelai en même temps lair embarrassé de
Prudence, lorsque je lavais regardée après cette
phrase qui semblait trahir un rendez-vous. À ce
souvenir se joignait celui des larmes de
Marguerite pendant toute la journée, larmes que
361
le bon accueil de mon père mavait fait oublier un
peu.
À partir de ce moment, tous les incidents du
jour vinrent se grouper autour de mon premier
soupçon et le fixèrent si solidement dans mon
esprit que tout le confirma, jusquà la clémence
paternelle.
Marguerite avait presque exigé que jallasse à
Paris ; elle avait affecté le calme lorsque je lui
avais proposé de rester auprès delle. Étais-je
tombé dans un piège ? Marguerite me trompaitelle
? Avait-elle compté être de retour assez à
temps pour que je ne maperçusse pas de son
absence, et le hasard lavait-il retenue ? Pourquoi
navait-elle rien dit à Nanine, ou pourquoi ne
mavait-elle pas écrit ? Que voulaient dire ces
larmes, cette absence, ce mystère ?
Voilà ce que je me demandais avec effroi, au
milieu de cette chambre vide, et les yeux fixés sur
la pendule qui, marquant minuit, semblait me dire
quil était trop tard pour que jespérasse encore
voir revenir ma maîtresse.
Cependant, après les dispositions que nous
362
venions de prendre, avec le sacrifice offert et
accepté, était-il vraisemblable quelle me
trompât ? Non. Jessayai de rejeter mes premières
suppositions.
La pauvre fille aura trouvé un acquéreur
pour son mobilier, et elle sera allée à Paris pour
conclure. Elle naura pas voulu me prévenir, car
elle sait que, quoique je laccepte, cette vente,
nécessaire à notre bonheur à venir, mest pénible,
et elle aura craint de blesser mon amour-propre et
ma délicatesse en men parlant. Elle aime mieux
reparaître seulement quand tout sera terminé.
Prudence lattendait évidemment pour cela, et
sest trahie devant moi : Marguerite naura pu
terminer son marché aujourdhui, et elle couche
chez elle, ou peut-être même va-t-elle arriver tout
à lheure, car elle doit se douter de mon
inquiétude et ne voudra certainement pas my
laisser.
Mais alors, pourquoi ces larmes ? Sans doute,
malgré son amour pour moi, la pauvre fille naura
pu se résoudre sans pleurer à abandonner le luxe
au milieu duquel elle a vécu jusquà présent et
363
qui la faisait heureuse et enviée.
Je pardonnais bien volontiers ces regrets à
Marguerite. Je lattendais impatiemment pour lui
dire, en la couvrant de baisers, que javais deviné
la cause de sa mystérieuse absence.
Cependant, la nuit avançait et Marguerite
narrivait pas.
Linquiétude resserrait peu à peu son cercle et
métreignait la tête et le coeur. Peut-être lui étaitil
arrivé quelque chose ! Peut-être était-elle
blessée, malade, morte ! Peut-être allais-je voir
arriver un messager mannonçant quelque
douloureux accident ! Peut-être le jour me
trouverait-il dans la même incertitude et dans les
mêmes craintes !
Lidée que Marguerite me trompait à lheure
où je lattendais au milieu des terreurs que me
causait son absence ne me revenait plus à lesprit.
Il fallait une cause indépendante de sa volonté
pour la retenir loin de moi, et plus jy songeais,
plus jétais convaincu que cette cause ne pouvait
être quun malheur quelconque. Ô vanité de
lhomme ! Tu te représentes sous toutes les
364
formes.
Une heure venait de sonner. Je me dis que
jallais attendre une heure encore, mais quà deux
heures, si Marguerite nétait pas revenue, je
partirais pour Paris.
En attendant, je cherchai un livre, car je
nosais penser.
Manon Lescaut était ouvert sur la table. Il me
sembla que dendroits en endroits les pages
étaient mouillées comme par des larmes. Après
lavoir feuilleté, je refermai ce livre, dont les
caractères mapparaissaient vides de sens à
travers le voile de mes doutes.
Lheure marchait lentement. Le ciel était
couvert. Une pluie dautomne fouettait les vitres.
Le lit vide me paraissait prendre par moments
laspect dune tombe. Javais peur.
Jouvris la porte. Jécoutais et nentendais rien
que le bruit du vent dans les arbres. Pas une
voiture ne passait sur la route. La demie sonna
tristement au clocher de léglise.
Jen étais arrivé à craindre que quelquun
365
nentrât. Il me semblait quun malheur seul
pouvait venir me trouver à cette heure et par ce
temps sombre.
Deux heures sonnèrent. Jattendis encore un
peu. La pendule seule troublait le silence de son
bruit monotone et cadencé.
Enfin je quittai cette chambre dont les
moindres objets avaient revêtu cet aspect triste
que donne à tout ce qui lentoure linquiète
solitude du coeur.
Dans la chambre voisine, je trouvai Nanine
endormie sur son ouvrage. Au bruit de la porte,
elle se réveilla et me demanda si sa maîtresse
était rentrée.
Non, mais, si elle rentre, vous lui direz que
je nai pu résister à mon inquiétude, et que je suis
parti pour Paris.
À cette heure ?
Oui.
Mais comment ? Vous ne trouverez pas de
voiture.
Jirai à pied.
366
Mais il pleut.
Que mimporte ?
Madame va rentrer, ou, si elle ne rentre pas,
il sera toujours temps, au jour, daller voir ce qui
la retenue. Vous allez vous faire assassiner sur la
route.
Il ny a pas de danger, ma chère Nanine ; à
demain.
La brave fille alla me chercher mon manteau,
me le jeta sur les épaules, moffrit daller
réveiller la mère Arnould, et de senquérir delle
sil était possible davoir une voiture ; mais je
my opposai, convaincu que je perdrais à cette
tentative, peut-être infructueuse, plus de temps
que je nen mettrais à faire la moitié du chemin.
Puis javais besoin dair et dune fatigue
physique qui épuisât la surexcitation à laquelle
jétais en proie.
Je pris la clef de lappartement de la rue
dAntin, et après avoir dit adieu à Nanine, qui
mavait accompagné jusquà la grille, je partis.
Je me mis dabord à courir, mais la terre était
367
fraîchement mouillée, et je me fatiguais
doublement. Au bout dune demi-heure de cette
course, je fus forcé de marrêter, jétais en nage.
Je repris haleine et je continuai mon chemin. La
nuit était si épaisse que je tremblais à chaque
instant de me heurter contre un des arbres de la
route, lesquels, se présentant brusquement à mes
yeux, avaient lair de grands fantômes courant sur
moi.
Je rencontrai une ou deux voitures de rouliers
que jeus bientôt laissées en arrière.
Une calèche se dirigeait au grand trot du côté
de Bougival. Au moment où elle passait devant
moi, lespoir me vint que Marguerite était
dedans.
Je marrêtai en criant : « Marguerite !
Marguerite ! »
Mais personne ne me répondit et la calèche
continua sa route. Je la regardai séloigner, et je
repartis.
Je mis deux heures pour arriver à la barrière de
lÉtoile.
368
La vue de Paris me rendit des forces, et je
descendis en courant la longue allée que javais
parcourue tant de fois.
Cette nuit-là personne ny passait.
On eût dit la promenade dune ville morte.
Le jour commençait à poindre.
Quand jarrivai à la rue dAntin, la grande
ville se remuait déjà un peu avant de se réveiller
tout à fait.
Cinq heures sonnaient à léglise Saint-Roch au
moment où jentrais dans la maison de
Marguerite.
Je jetai mon nom au portier, lequel avait reçu
de moi assez de pièces de vingt francs pour
savoir que javais le droit de venir à cinq heures
chez mademoiselle Gautier.
Je passai donc sans obstacle.
Jaurais pu lui demander si Marguerite était
chez elle, mais il eût pu me répondre que non, et
jaimais mieux douter deux minutes de plus, car
en doutant jespérais encore.
369
Je prêtai loreille à la porte, tâchant de
surprendre un bruit, un mouvement.
Rien. Le silence de la campagne semblait se
continuer jusque-là.
Jouvris la porte, et jentrai.
Tous les rideaux étaient hermétiquement
fermés.
Je tirai ceux de la salle à manger, et je me
dirigeai vers la chambre à coucher dont je poussai
la porte.
Je sautai sur le cordon des rideaux et je le tirai
violemment.
Les rideaux sécartèrent ; un faible jour
pénétra, je courus au lit.
Il était vide !
Jouvris les portes les unes après les autres, je
visitai toutes les chambres.
Personne.
Cétait à devenir fou.
Je passai dans le cabinet de toilette, dont
jouvris la fenêtre, et jappelai Prudence à
370
plusieurs reprises.
La fenêtre de madame Duvernoy resta fermée.
Alors je descendis chez le portier, à qui je
demandai si mademoiselle Gautier était venue
chez elle pendant le jour.
Oui, me répondit cet homme, avec madame
Duvernoy.
Elle na rien dit pour moi ?
Rien.
Savez-vous ce quelles ont fait ensuite ?
Elles sont montées en voiture.
Quel genre de voiture ?
Un coupé de maître.
Quest-ce que tout cela voulait dire ?
Je sonnai à la porte voisine.
Où allez-vous, monsieur ? me demanda le
concierge après mavoir ouvert.
Chez madame Duvernoy.
Elle nest pas rentrée.
Vous en êtes sûr ?
371
Oui, monsieur ; voilà même une lettre quon
a apportée pour elle hier au soir et que je ne lui ai
pas encore remise.
Et le portier me montrait une lettre sur laquelle
je jetai machinalement les yeux.
Je reconnus lécriture de Marguerite.
Je pris la lettre.
Ladresse portait ces mots :
« À madame Duvernoy, pour remettre à M.
Duval. »
Cette lettre est pour moi, dis-je au portier, et
je lui montrai ladresse.
Cest vous monsieur Duval ? me répondit
cet homme.
Oui.
Ah ! je vous reconnais, vous venez souvent
chez Madame Duvernoy.
Une fois dans la rue, je brisai le cachet de cette
lettre.
La foudre fût tombée à mes pieds que je
neusse pas été plus épouvanté que je le fus par
372
cette lecture.
« À lheure où vous lirez cette lettre, Armand,
je serai déjà la maîtresse dun autre homme. Tout
est donc fini entre nous.
« Retournez auprès de votre père, mon ami,
allez revoir votre soeur, jeune fille chaste,
ignorante de toutes nos misères, et auprès de
laquelle vous oublierez bien vite ce que vous aura
fait souffrir cette fille perdue que lon nomme
Marguerite Gautier, que vous avez bien voulu
aimer un instant, et qui vous doit les seuls
moments heureux dune vie qui, elle lespère, ne
sera pas longue maintenant. »
Quand jeus lu le dernier mot, je crus que
jallais devenir fou.
Un moment jeus réellement peur de tomber
sur le pavé de la rue. Un nuage me passait sur les
yeux, et le sang me battait dans les tempes.
Enfin je me remis un peu, je regardai autour
de moi, tout étonné de voir la vie des autres se
continuer sans sarrêter à mon malheur.
Je nétais pas assez fort pour supporter seul le
373
coup que Marguerite me portait.
Alors je me souvins que mon père était dans la
même ville que moi, que dans dix minutes je
pourrais être auprès de lui, et que, quelle que fût
la cause de ma douleur, il la partagerait.
Je courus comme un fou, comme un voleur,
jusquà lhôtel de Paris : je trouvai la clef sur la
porte de lappartement de mon père. Jentrai.
Il lisait.
Au peu détonnement quil montra en me
voyant paraître, on eût dit quil mattendait.
Je me précipitai dans ses bras sans lui dire un
mot, je lui donnai la lettre de Marguerite, et, me
laissant tomber devant son lit, je pleurai à
chaudes larmes.
374
XXIII
Quand toutes les choses de la vie eurent repris
leur cours, je ne pus croire que le jour qui se
levait ne serait pas semblable pour moi à ceux qui
lavaient précédé. Il y avait des moments où je
me figurais quune circonstance, que je ne me
rappelais pas, mavait fait passer la nuit hors de
chez Marguerite, mais que, si je retournais à
Bougival, jallais la retrouver inquiète, comme je
lavais été, et quelle me demanderait qui mavait
ainsi retenu loin delle.
Quand lexistence a contracté une habitude
comme celle de cet amour, il semble impossible
que cette habitude se rompe sans briser en même
temps tous les autres ressorts de la vie.
Jétais donc forcé de temps en temps de relire
la lettre de Marguerite, pour bien me convaincre
que je navais pas rêvé.
Mon corps, succombant sous la secousse
375
morale, était incapable dun mouvement.
Linquiétude, la marche de la nuit, la nouvelle du
matin mavaient épuisé. Mon père profita de cette
prostration totale de mes forces pour me
demander la promesse formelle de partir avec lui.
Je promis tout ce quil voulut. Jétais
incapable de soutenir une discussion, et javais
besoin dune affection réelle pour maider à vivre
après ce qui venait de se passer.
Jétais trop heureux que mon père voulût bien
me consoler dun pareil chagrin.
Tout ce que je me rappelle, cest que ce jourlà,
vers cinq heures, il me fit monter avec lui dans
une chaise de poste. Sans me rien dire, il avait
fait préparer mes malles, les avait fait attacher
avec les siennes derrière la voiture, et il
memmenait.
Je ne sentis ce que je faisais que lorsque la
ville eut disparu, et que la solitude de la route me
rappela le vide de mon coeur.
Alors les larmes me reprirent.
Mon père avait compris que des paroles,
376
même de lui, ne me consoleraient pas, et il me
laissait pleurer sans me dire un mot, se contentant
parfois de me serrer la main, comme pour me
rappeler que javais un ami à côté de moi.
La nuit, je dormis un peu. Je rêvai de
Marguerite.
Je me réveillai en sursaut, ne comprenant pas
pourquoi jétais dans une voiture.
Puis la réalité me revint à lesprit et je laissai
tomber ma tête sur ma poitrine.
Je nosais entretenir mon père, je craignais
toujours quil ne me dît :
« Tu vois que javais raison quand je niais
lamour de cette femme. »
Mais il nabusa pas de son avantage, et nous
arrivâmes à C... sans quil meût dit autre chose
que des paroles complètement étrangères à
lévénement qui mavait fait partir.
Quand jembrassai ma soeur, je me rappelai les
mots de la lettre de Marguerite qui la
concernaient, mais je compris tout de suite que, si
bonne quelle fût, ma soeur serait insuffisante à
377
me faire oublier ma maîtresse.
La chasse était ouverte, mon père pensa
quelle serait une distraction pour moi. Il organisa
donc des parties de chasse avec des voisins et des
amis. Jy allai sans répugnance comme sans
enthousiasme, avec cette sorte dapathie qui était
le caractère de toutes mes actions depuis mon
départ.
Nous chassions au rabat. On me mettait à mon
poste. Je posais mon fusil désarmé à côté de moi,
et je rêvais.
Je regardais les nuages passer. Je laissais ma
pensée errer dans les plaines solitaires, et de
temps en temps je mentendais appeler par
quelque chasseur me montrant un lièvre à dix pas
de moi.
Aucun de ces détails néchappait à mon père,
et il ne se laissait pas prendre à mon calme
extérieur. Il comprenait bien que, si abattu quil
fût, mon coeur aurait quelque jour une réaction
terrible, dangereuse peut-être, et tout en évitant
de paraître me consoler, il faisait son possible
pour me distraire.
378
Ma soeur, naturellement, nétait pas dans la
confidence de tous ces événements, elle ne
sexpliquait donc pas pourquoi, moi, si gai
autrefois, jétais tout à coup devenu si rêveur et si
triste.
Parfois, surpris au milieu de ma tristesse par le
regard inquiet de mon père, je lui tendais la main
et je serrais la sienne comme pour lui demander
tacitement pardon du mal que, malgré moi, je lui
faisais.
Un mois se passa ainsi, mais ce fut tout ce que
je pus supporter.
Le souvenir de Marguerite me poursuivait
sans cesse. Javais trop aimé et jaimais trop cette
femme pour quelle pût me devenir indifférente
tout à coup. Il fallait ou que je laimasse ou que je
la haïsse. Il fallait surtout, quelque sentiment que
jeusse pour elle, que je la revisse, et cela tout de
suite.
Ce désir entra dans mon esprit, et sy fixa avec
toute la violence de la volonté qui reparaît enfin
dans un corps inerte depuis longtemps.
379
Ce nétait pas dans lavenir, dans un mois,
dans huit jours quil me fallait Marguerite, cétait
le lendemain même du jour où jen avais eu
lidée ; et je vins dire à mon père que jallais le
quitter pour des affaires qui me rappelaient à
Paris, mais que je reviendrais promptement.
Il devina sans doute le motif qui me faisait
partir, car il insista pour que je restasse ; mais,
voyant que linexécution de ce désir, dans létat
irritable où jétais, pourrait avoir des
conséquences fatales pour moi, il membrassa, et
me pria, presque avec des larmes, de revenir
bientôt auprès de lui.
Je ne dormis pas avant dêtre arrivé à Paris.
Une fois arrivé, quallais-je faire ? Je
lignorais ; mais il fallait avant tout que je
moccupasse de Marguerite.
Jallai chez moi mhabiller, et comme il faisait
beau, et quil en était encore temps, je me rendis
aux Champs-Élysées.
Au bout dune demi-heure, je vis venir de loin,
et du rond-point à la place de la Concorde, la
380
voiture de Marguerite.
Elle avait racheté ses chevaux, car la voiture
était telle quautrefois ; seulement elle nétait pas
dedans.
À peine avais-je remarqué cette absence,
quen reportant les yeux autour de moi, je vis
Marguerite qui descendait à pied, accompagnée
dune femme que je navais jamais vue
auparavant.
En passant à côté de moi, elle pâlit, et un
sourire nerveux crispa ses lèvres. Quant à moi un
violent battement de coeur mébranla la poitrine ;
mais je parvins à donner une expression froide à
mon visage, et je saluai froidement mon ancienne
maîtresse, qui rejoignit presque aussitôt sa
voiture, dans laquelle elle monta avec son amie.
Je connaissais Marguerite. Ma rencontre
inattendue avait dû la bouleverser. Sans doute
elle avait appris mon départ, qui lavait
tranquillisée sur la suite de notre rupture ; mais
me voyant revenir, et se trouvant face à face avec
moi, pâle comme je létais, elle avait compris que
mon retour avait un but, et elle devait se
381
demander ce qui allait avoir lieu.
Si javais retrouvé Marguerite malheureuse, si,
pour me venger delle, javais pu venir à son
secours, je lui aurais peut-être pardonné, et
naurais certainement pas songé à lui faire du
mal ; mais je la retrouvais heureuse, en apparence
du moins ; un autre lui avait rendu le luxe que je
navais pu lui continuer ; notre rupture, venue
delle, prenait par conséquent le caractère du plus
bas intérêt ; jétais humilié dans mon amourpropre
comme dans mon amour, il fallait
nécessairement quelle payât ce que javais
souffert.
Je ne pouvais être indifférent à ce que faisait
cette femme ; par conséquent, ce qui devait lui
faire le plus de mal, cétait mon indifférence ;
cétait donc ce sentiment-là quil fallait feindre,
non seulement à ses yeux, mais aux yeux des
autres.
Jessayai de me faire un visage souriant, et je
me rendis chez Prudence.
La femme de chambre alla mannoncer et me
fit attendre quelques instants dans le salon.
382
Madame Duvernoy parut enfin, et
mintroduisit dans son boudoir ; au moment où je
my asseyais, jentendis ouvrir la porte du salon,
et un pas léger fit crier le parquet, puis la porte du
carré fut fermée violemment.
Je vous dérange ? demandai-je à Prudence.
Pas du tout, Marguerite était là. Quand elle
vous a entendu annoncer, elle sest sauvée : cest
elle qui vient de sortir.
Je lui fais donc peur maintenant ?
Non, mais elle craint quil ne vous soit
désagréable de la revoir.
Pourquoi donc ? dis-je en faisant un effort
pour respirer librement, car lémotion
métouffait ; la pauvre fille ma quitté pour ravoir
sa voiture, ses meubles et ses diamants, elle a
bien fait, et je ne dois pas lui en vouloir. Je lai
rencontrée aujourdhui, continuai-je
négligemment.
Où ? fit Prudence, qui me regardait et
semblait se demander si cet homme était bien
celui quelle avait connu si amoureux.
383
Aux Champs-Élysées, elle était avec une
autre femme fort jolie. Quelle est cette femme ?
Comment est-elle ?
Une blonde, mince, portant des anglaises ;
des yeux bleus, très élégante.
Ah ! cest Olympe ; une très jolie fille, en
effet.
Avec qui vit-elle ?
Avec personne, avec tout le monde.
Et elle demeure ?
Rue Tronchet, numéro... Ah çà, vous voulez
lui faire la cour ?
On ne sait pas ce qui peut arriver.
Et Marguerite ?
Vous dire que je ne pense plus du tout à elle,
ce serait mentir ; mais je suis de ces hommes
avec qui la façon de rompre fait beaucoup. Or,
Marguerite ma donné mon congé dune façon si
légère, que je me suis trouvé bien sot den avoir
été amoureux comme je lai été, car jai été
vraiment fort amoureux de cette fille.
384
Vous devinez avec quel ton jessayais de dire
ces choses-là : leau me coulait sur le front.
Elle vous aimait bien, allez, et elle vous
aime toujours : la preuve, cest quaprès vous
avoir rencontré aujourdhui, elle est venue tout de
suite me faire part de cette rencontre. Quand elle
est arrivée, elle était toute tremblante, près de se
trouver mal.
Eh bien, que vous a-t-elle dit ?
Elle ma dit : « Sans doute il viendra vous
voir », et elle ma priée dimplorer de vous son
pardon.
Je lui ai pardonné, vous pouvez le lui dire.
Cest une bonne fille, mais cest une fille ; et ce
quelle ma fait, je devais my attendre. Je lui suis
même reconnaissant de sa résolution, car
aujourdhui je me demande à quoi nous aurait
menés mon idée de vivre tout à fait avec elle.
Cétait de la folie.
Elle sera bien contente en apprenant que
vous avez pris votre parti de la nécessité où elle
se trouvait. Il était temps quelle vous quittât,
385
mon cher. Le gredin dhomme daffaires à qui
elle avait proposé de vendre son mobilier avait
été trouver ses créanciers pour leur demander
combien elle leur devait ; ceux-ci avaient eu peur,
et lon allait vendre dans deux jours.
Et maintenant, cest payé ?
À peu près.
Et qui a fait les fonds ?
Le comte de N... Ah ! mon cher ! il y a des
hommes faits exprès pour cela. Bref, il a donné
vingt mille francs ; mais il en est arrivé à ses fins.
Il sait bien que Marguerite nest pas amoureuse
de lui, ce qui ne lempêche pas dêtre très gentil
pour elle. Vous avez vu, il lui a racheté ses
chevaux, il lui a retiré ses bijoux et lui donne
autant dargent que le duc lui en donnait ; si elle
veut vivre tranquillement, cet homme-là restera
longtemps avec elle.
Et que fait-elle ? Habite-t-elle tout à fait
Paris ?
Elle na jamais voulu retourner à Bougival
depuis que vous êtes parti. Cest moi qui suis
386
allée y chercher toutes ses affaires, et même les
vôtres, dont jai fait un paquet que vous ferez
prendre ici. Il y a tout, excepté un petit
portefeuille avec votre chiffre. Marguerite a
voulu le prendre et la chez elle. Si vous y tenez,
je le lui redemanderai.
Quelle le garde, balbutiai-je, car je sentais
les larmes monter de mon coeur à mes yeux au
souvenir de ce village où javais été si heureux, et
à lidée que Marguerite tenait à garder une chose
qui venait de moi et me rappelait à elle.
Si elle était entrée à ce moment, mes
résolutions de vengeance auraient disparu et je
serais tombé à ses pieds.
Du reste, reprit Prudence, je ne lai jamais
vue comme elle est maintenant : elle ne dort
presque plus, elle court les bals, elle soupe, elle
se grise même. Dernièrement, après un souper,
elle est restée huit jours au lit ; et quand le
médecin lui a permis de se lever, elle a
recommencé, au risque den mourir. Irez-vous la
voir ?
À quoi bon ? Je suis venu vous voir, vous,
387
parce que vous avez été toujours charmante pour
moi, et que je vous connaissais avant de connaître
Marguerite. Cest à vous que je dois davoir été
son amant, comme cest à vous que je dois de ne
plus lêtre, nest-ce pas ?
Ah ! dame, jai fait tout ce que jai pu pour
quelle vous quittât, et je crois que, plus tard,
vous ne men voudrez pas.
Je vous en ai une double reconnaissance,
ajoutai-je en me levant, car javais du dégoût
pour cette femme, à la voir prendre au sérieux
tout ce que je lui disais.
Vous vous en allez ?
Oui.
Jen savais assez.
Quand vous verra-t-on ?
Bientôt. Adieu.
Adieu.
Prudence me conduisit jusquà la porte, et je
rentrai chez moi des larmes de rage dans les yeux
et un besoin de vengeance dans le coeur.
388
Ainsi Marguerite était décidément une fille
comme les autres ; ainsi, cet amour profond
quelle avait pour moi navait pas lutté contre le
désir de reprendre sa vie passée, et contre le
besoin davoir une voiture et de faire des orgies.
Voilà ce que je me disais au milieu de mes
insomnies, tandis que, si javais réfléchi aussi
froidement que je laffectais, jaurais vu dans
cette nouvelle existence bruyante de Marguerite
lespérance pour elle de faire taire une pensée
continue, un souvenir incessant.
Malheureusement, la passion mauvaise
dominait en moi, et je ne cherchai quun moyen
de torturer cette pauvre créature.
Oh ! lhomme est bien petit et bien vil quand
lune de ses étroites passions est blessée.
Cette Olympe, avec qui je lavais vue, était
sinon lamie de Marguerite, du moins celle
quelle fréquentait le plus souvent depuis son
retour à Paris. Elle allait donner un bal, et comme
je supposais que Marguerite y serait, je cherchai à
me faire donner une invitation et je lobtins.
389
Quand, plein de mes douloureuses émotions,
jarrivai à ce bal, il était déjà fort animé. On
dansait, on criait même, et, dans un des
quadrilles, japerçus Marguerite dansant avec le
comte de N..., lequel paraissait tout fier de la
montrer, et semblait dire à tout le monde :
Cette femme est à moi !
Jallai madosser à la cheminée, juste en face
de Marguerite, et je la regardai danser. À peine
meut-elle aperçu quelle se troubla. Je la vis et je
la saluai distraitement de la main et des yeux.
Quand je songeais que après le bal, ce ne
serait plus avec moi, mais avec ce riche imbécile
quelle sen irait, quand je me représentais ce qui
vraisemblablement allait suivre leur retour chez
elle, le sang me montait au visage, et le besoin
me venait de troubler leurs amours.
Après la contredanse, jallai saluer la
maîtresse de la maison, qui étalait aux yeux des
invités des épaules magnifiques et la moitié dune
gorge éblouissante.
Cette fille-là était belle, et, au point de vue de
390
la forme, plus belle que Marguerite. Je le compris
mieux encore à certains regards que celle-ci jeta
sur Olympe pendant que je lui parlais. Lhomme
qui serait lamant de cette femme pourrait être
aussi fier que létait M. de N..., et elle était assez
belle pour inspirer une passion égale à celle que
Marguerite mavait inspirée.
Elle navait pas damant à cette époque. Il ne
serait pas difficile de le devenir. Le tout était de
montrer assez dor pour se faire regarder.
Ma résolution fut prise. Cette femme serait ma
maîtresse.
Je commençai mon rôle de postulant en
dansant avec Olympe.
Une demi-heure après, Marguerite, pâle
comme une morte, mettait sa pelisse et quittait le
bal.
391
XXIV
Cétait déjà quelque chose, mais ce nétait pas
assez. Je comprenais lempire que javais sur
cette femme et jen abusais lâchement.
Quand je pense quelle est morte maintenant,
je me demande si Dieu me pardonnera jamais le
mal que jai fait.
Après le souper, qui fut des plus bruyants, on
se mit à jouer.
Je massis à côté dOlympe et jengageai mon
argent avec tant de hardiesse quelle ne pouvait
sempêcher dy faire attention. En un instant, je
gagnai cent cinquante ou deux cents louis, que
jétalais devant moi et sur lesquels elle fixait des
yeux ardents.
Jétais le seul que le jeu ne préoccupât point
complètement et qui soccupât delle. Tout le
reste de la nuit je gagnai, et ce fut moi qui lui
392
donnai de largent pour jouer, car elle avait perdu
tout ce quelle avait devant elle et probablement
chez elle.
À cinq heures du matin on partit.
Je gagnais trois cents louis.
Tous les joueurs étaient déjà en bas, moi seul
étais resté en arrière sans que lon sen aperçût,
car je nétais lami daucun de ces messieurs.
Olympe éclairait elle-même lescalier et
jallais descendre comme les autres, quand,
revenant vers elle, je lui dis :
Il faut que je vous parle.
Demain, me dit-elle.
Non, maintenant.
Quavez-vous à me dire ?
Vous le verrez.
Et je rentrai dans lappartement.
Vous avez perdu, lui dis-je ?
Oui.
Tout ce que vous aviez chez vous ?
393
Elle hésita.
Soyez franche.
Eh bien, cest vrai.
Jai gagné trois cents louis, les voilà, si vous
voulez me garder ici.
Et, en même temps, je jetai lor sur la table.
Et pourquoi cette proposition ?
Parce que je vous aime, pardieu !
Non, mais parce que vous êtes amoureux de
Marguerite et que vous voulez vous venger delle
en devenant mon amant. On ne trompe pas une
femme comme moi, mon cher ami ;
malheureusement je suis encore trop jeune et trop
belle pour accepter le rôle que vous me proposez.
Ainsi, vous refusez ?
Oui.
Préférez-vous maimer pour rien ? Cest moi
qui naccepterais pas alors. Réfléchissez, ma
chère Olympe ; je vous aurais envoyé une
personne quelconque vous proposer ces trois
cents louis de ma part aux conditions que jy
394
mets, vous eussiez accepté. Jai mieux aimé
traiter directement avec vous. Acceptez sans
chercher les causes qui me font agir ; dites-vous
que vous êtes belle, et quil ny a rien détonnant
que je sois amoureux de vous.
Marguerite était une fille entretenue comme
Olympe, et cependant je neusse jamais osé lui
dire, la première fois que je lavais vue, ce que je
venais de dire à cette femme. Cest que jaimais
Marguerite, cest que javais deviné en elle des
instincts qui manquaient à cette autre créature, et
quau moment même où je proposais ce marché,
malgré son extrême beauté, celle avec qui jallais
le conclure me dégoûtait.
Elle finit par accepter, bien entendu, et, à midi,
je sortis de chez elle son amant : mais je quittai
son lit sans emporter le souvenir des caresses et
des mots damour quelle sétait crue obligée de
me prodiguer pour les six mille francs que je lui
laissais.
Et cependant on sétait ruiné pour cette
femme-là.
À compter de ce jour, je fis subir à Marguerite
395
une persécution de tous les instants. Olympe et
elle cessèrent de se voir, vous comprenez
aisément pourquoi. Je donnai à ma nouvelle
maîtresse une voiture, des bijoux, je jouai, je fis
enfin toutes les folies propres à un homme
amoureux dune femme comme Olympe. Le bruit
de ma nouvelle passion se répandit aussitôt.
Prudence elle-même sy laissa prendre et finit
par croire que javais complètement oublié
Marguerite. Celle-ci, soit quelle eût deviné le
motif qui me faisait agir, soit quelle se trompât
comme les autres, répondait par une grande
dignité aux blessures que je lui faisais tous les
jours. Seulement elle paraissait souffrir, car
partout où je la rencontrais, je la revoyais
toujours de plus en plus pâle, de plus en plus
triste. Mon amour pour elle, exalté à ce point
quil se croyait devenu de la haine, se réjouissait
à la vue de cette douleur quotidienne. Plusieurs
fois, dans des circonstances où je fus dune
cruauté infâme, Marguerite leva sur moi des
regards si suppliants que je rougissais du rôle que
javais pris, et que jétais près de lui en demander
pardon.
396
Mais ces repentirs avaient la durée de léclair
et Olympe, qui avait fini par mettre toute espèce
damour-propre de côté, et compris quen faisant
du mal à Marguerite, elle obtiendrait de moi tout
ce quelle voudrait, mexcitait sans cesse contre
elle, et linsultait chaque fois quelle en trouvait
loccasion, avec cette persistante lâcheté de la
femme autorisée par un homme.
Marguerite avait fini par ne plus aller ni au
bal, ni au spectacle, dans la crainte de nous y
rencontrer, Olympe et moi. Alors les lettres
anonymes avaient succédé aux impertinences
directes, et il ny avait honteuses choses que je
nengageasse ma maîtresse à raconter et que je ne
racontasse moi-même sur Marguerite.
Il fallait être fou pour en arriver là. Jétais
comme un homme qui, sétant grisé avec du
mauvais vin, tombe dans une de ces exaltations
nerveuses où la main est capable dun crime sans
que la pensée y soit pour quelque chose. Au
milieu de tout cela, je souffrais le martyre. Le
calme sans dédain, la dignité sans mépris, avec
lesquels Marguerite répondait à toutes mes
397
attaques, et qui à mes propres yeux la faisaient
supérieure à moi, mirritaient encore contre elle.
Un soir, Olympe était allée je ne sais où, et sy
était rencontrée avec Marguerite, qui cette fois
navait pas fait grâce à la sotte fille qui linsultait,
au point que celle-ci avait été forcée de céder la
place. Olympe était rentrée furieuse, et lon avait
emporté Marguerite évanouie.
En rentrant, Olympe mavait raconté ce qui
sétait passé, mavait dit que Marguerite, la
voyant seule, avait voulu se venger de ce quelle
était ma maîtresse, et quil fallait que je lui
écrivisse de respecter, moi absent ou non, la
femme que jaimais.
Je nai pas besoin de vous dire que jy
consentis, et que tout ce que je pus trouver
damer, de honteux et de cruel, je le mis dans
cette épître que jenvoyai le jour même à son
adresse.
Cette fois le coup était trop fort pour que la
malheureuse le supportât sans rien dire.
Je me doutais bien quune réponse allait
398
marriver ; aussi étais-je résolu à ne pas sortir de
chez moi de tout le jour.
Vers deux heures on sonna et je vis entrer
Prudence.
Jessayai de prendre un air indifférent pour lui
demander à quoi je devais sa visite ; mais ce jourlà
madame Duvernoy nétait pas rieuse, et dun
ton sérieusement ému elle me dit que, depuis
mon retour, cest-à-dire depuis trois semaines
environ, je navais pas laissé échapper une
occasion de faire de la peine à Marguerite ;
quelle en était malade, et que la scène de la
veille et ma lettre du matin lavaient mise dans
son lit.
Bref, sans me faire de reproches, Marguerite
menvoyait demander grâce, en me faisant dire
quelle navait plus la force morale ni la force
physique de supporter ce que je lui faisais.
Que mademoiselle Gautier, dis-je à
Prudence, me congédie de chez elle, cest son
droit, mais quelle insulte une femme que jaime,
sous prétexte que cette femme est ma maîtresse,
cest ce que je ne permettrai jamais.
399
Mon ami, me fit Prudence, vous subissez
linfluence dune fille sans coeur et sans esprit ;
vous en êtes amoureux, il est vrai, mais ce nest
pas une raison pour torturer une femme qui ne
peut se défendre.
Que mademoiselle Gautier menvoie son
comte de N..., et la partie sera égale.
Vous savez bien quelle ne le fera pas. Ainsi,
mon cher Armand, laissez-la tranquille ; si vous
la voyiez, vous auriez honte de la façon dont vous
vous conduisez avec elle. Elle est pâle, elle
tousse, elle nira pas loin maintenant.
Et Prudence me tendit la main en ajoutant :
Venez la voir, votre visite la rendra bien
heureuse.
Je nai pas envie de rencontrer M. de N...
M. de N... nest jamais chez elle. Elle ne
peut le souffrir.
Si Marguerite tient à me voir, elle sait où je
demeure, quelle vienne, mais moi je ne mettrai
pas les pieds rue dAntin.
Et vous la recevrez bien ?
400
Parfaitement.
Eh bien, je suis sûre quelle viendra.
Quelle vienne.
Sortirez-vous aujourdhui ?
Je serai chez moi toute la soirée.
Je vais le lui dire.
Prudence partit.
Je nécrivis même pas à Olympe que je nirais
pas la voir. Je ne me gênais pas avec cette fille. À
peine si je passais une nuit avec elle par semaine.
Elle sen consolait, je crois, avec un acteur de
je ne sais quel théâtre du boulevard.
Je sortis pour dîner et je rentrai presque
immédiatement. Je fis faire du feu partout et je
donnai congé à Joseph.
Je ne pourrais pas vous rendre compte des
impressions diverses qui magitèrent pendant une
heure dattente ; mais, lorsque vers neuf heures
jentendis sonner, elles se résumèrent en une
émotion telle, quen allant ouvrir la porte je fus
forcé de mappuyer contre le mur pour ne pas
401
tomber.
Heureusement lantichambre était dans la
demi-teinte, et laltération de mes traits était
moins visible.
Marguerite entra.
Elle était tout en noir et voilée. À peine si je
reconnaissais son visage sous la dentelle.
Elle passa dans le salon et releva son voile.
Elle était pâle comme le marbre.
Me voici, Armand, dit-elle ; vous avez
désiré me voir, je suis venue.
Et laissant tomber sa tête dans ses deux mains,
elle fondit en larmes.
Je mapprochai delle.
Quavez-vous, lui dis-je dune voix altérée.
Elle me serra la main sans me répondre, car
les larmes voilaient encore sa voix. Mais
quelques instants après, ayant repris un peu de
calme, elle me dit :
Vous mavez fait bien du mal, Armand, et
moi je ne vous ai rien fait.
402
Rien ? répliquai-je avec un sourire amer.
Rien que ce que les circonstances mont
forcée à vous faire.
Je ne sais pas si de votre vie vous avez
éprouvé ou si vous éprouverez jamais ce que je
ressentais à la vue de Marguerite.
La dernière fois quelle était venue chez moi,
elle sétait assise à la place où elle venait de
sasseoir ; seulement, depuis cette époque, elle
avait été la maîtresse dun autre ; dautres baisers
que les miens avaient touché ses lèvres,
auxquelles, malgré moi, tendaient les miennes, et
pourtant je sentais que jaimais cette femme
autant et peut-être plus que je ne lavais jamais
aimée.
Cependant il était difficile pour moi dentamer
la conversation sur le sujet qui lamenait.
Marguerite le comprit sans doute, car elle reprit :
Je viens vous ennuyer, Armand, parce que
jai deux choses à vous demander : pardon de ce
que jai dit hier à Mademoiselle Olympe, et grâce
de ce que vous êtes peut-être prêt à me faire
403
encore. Volontairement ou non, depuis votre
retour, vous mavez fait tant de mal, que je serais
incapable maintenant de supporter le quart des
émotions que jai supportées jusquà ce matin.
Vous aurez pitié de moi, nest-ce pas ? et vous
comprendrez quil y a pour un homme de coeur
de plus nobles choses à faire que de se venger
dune femme malade et triste comme je le suis.
Tenez, prenez ma main. Jai la fièvre, jai quitté
mon lit pour venir vous demander, non pas votre
amitié, mais votre indifférence.
En effet, je pris la main de Marguerite. Elle
était brûlante, et la pauvre femme frissonnait sous
son manteau de velours.
Je roulai auprès du feu le fauteuil dans lequel
elle était assise.
Croyez-vous donc que je nai pas souffert,
repris-je, la nuit où, après vous avoir attendue à la
campagne, je suis venu vous chercher à Paris, où
je nai trouvé que cette lettre qui a failli me
rendre fou ? Comment avez-vous pu me tromper,
Marguerite, moi qui vous aimais tant !
Ne parlons pas de cela, Armand, je ne suis
404
pas venue pour en parler. Jai voulu vous voir
autrement quen ennemi, voilà tout, et jai voulu
vous serrer encore une fois la main. Vous avez
une maîtresse jeune, jolie, que vous aimez, diton
: soyez heureux avec elle et oubliez-moi.
Et vous, vous êtes heureuse, sans doute ?
Ai-je le visage dune femme heureuse,
Armand ? Ne raillez pas ma douleur, vous qui
savez mieux que personne quelles en sont la
cause et létendue.
Il ne dépendait que de vous de nêtre jamais
malheureuse ; si toutefois vous lêtes comme
vous le dites.
Non, mon ami, les circonstances ont été plus
fortes que ma volonté. Jai obéi, non pas à mes
instincts de fille, comme vous paraissez le dire,
mais à une nécessité sérieuse et à des raisons que
vous saurez un jour, et qui vous feront me
pardonner.
Pourquoi ne me dites-vous pas ces raisons
aujourdhui ?
Parce quelles ne rétabliraient pas un
405
rapprochement impossible entre nous, et quelles
vous éloigneraient peut-être de gens dont vous ne
devez pas vous éloigner.
Quelles sont ces gens ?
Je ne puis vous le dire.
Alors, vous mentez.
Marguerite se leva et se dirigea vers la porte.
Je ne pouvais assister à cette muette et
expressive douleur sans en être ému, quand je
comparais en moi-même cette femme pâle et
pleurante à cette fille folle qui sétait moquée de
moi à lOpéra-Comique.
Vous ne vous en irez pas, dis-je en me
mettant devant la porte.
Pourquoi ?
Parce que, malgré ce que tu mas fait, je
taime toujours et que je veux te garder ici.
Pour me chasser demain, nest-ce pas ? Non,
cest impossible ! Nos deux destinées sont
séparées, nessayons pas de les réunir ; vous me
mépriseriez peut-être, tandis que maintenant vous
406
ne pouvez que me haïr.
Non, Marguerite, mécriai-je en sentant tout
mon amour et tous mes désirs se réveiller au
contact de cette femme. Non, joublierai tout, et
nous serons heureux comme nous nous étions
promis de lêtre.
Marguerite secoua la tête en signe de doute, et
dit :
Ne suis-je pas votre esclave, votre chien ?
Faites de moi ce que vous voudrez, prenez-moi,
je suis à vous.
Et, ôtant son manteau et son chapeau, elle les
jeta sur le canapé et se mit à dégrafer
brusquement le corsage de sa robe, car, par une
de ces réactions si fréquentes de sa maladie, le
sang lui montait du coeur à la tête et létouffait.
Une toux sèche et rauque sensuivit.
Faites dire à mon cocher, reprit-elle, de
reconduire ma voiture.
Je descendis moi-même congédier cet homme.
Quand je rentrai, Marguerite était étendue
devant le feu, et ses dents claquaient de froid.
407
Je la pris dans mes bras, je la déshabillai sans
quelle fît un mouvement, et je la portai toute
glacée dans mon lit.
Alors je massis auprès delle et jessayai de la
réchauffer sous mes caresses. Elle ne me disait
pas une parole, mais elle me souriait.
Oh ! ce fut une nuit étrange. Toute la vie de
Marguerite semblait être passée dans les baisers
dont elle me couvrait, et je laimais tant, quau
milieu des transports de son amour fiévreux, je
me demandais si je nallais pas la tuer pour
quelle nappartînt jamais à un autre.
Un mois dun amour comme celui-là, et de
corps comme de coeur, on ne serait plus quun
cadavre.
Le jour nous trouva éveillés tous deux.
Marguerite était livide. Elle ne disait pas une
parole. De grosses larmes coulaient de temps en
temps de ses yeux et sarrêtaient sur sa joue,
brillantes comme des diamants. Ses bras épuisés
souvraient de temps en temps pour me saisir, et
retombaient sans force sur le lit.
408
Un moment je crus que je pourrais oublier ce
qui sétait passé depuis mon départ de Bougival,
et je dis à Marguerite :
Veux-tu que nous partions, que nous
quittions Paris ?
Non, non, me dit-elle presque avec effroi,
nous serions trop malheureux, je ne puis plus
servir à ton bonheur, mais tant quil me restera un
souffle, je serai lesclave de tes caprices. À
quelque heure du jour ou de la nuit que tu me
veuilles, viens, je serai à toi ; mais nassocie plus
ton avenir au mien, tu serais trop malheureux et
tu me rendrais trop malheureuse.
« Je suis encore pour quelque temps une jolie
fille, profites-en, mais ne me demande pas autre
chose.
Quand elle fut partie, je fus épouvanté de la
solitude dans laquelle elle me laissait. Deux
heures après son départ, jétais encore assis sur le
lit quelle venait de quitter, regardant loreiller
qui gardait les plis de sa forme, et me demandant
ce que jallais devenir entre mon amour et ma
jalousie.
409
À cinq heures, sans savoir ce que jy allais
faire, je me rendis rue dAntin.
Ce fut Nanine qui mouvrit.
Madame ne peut pas vous recevoir, me ditelle
avec embarras.
Pourquoi ?
Parce que M. le comte de N... est là, et quil
a entendu que je ne laisse entrer personne.
Cest juste, balbutiai-je, javais oublié.
Je rentrai chez moi comme un homme ivre, et
savez-vous ce que je fis pendant la minute de
délire jaloux qui suffisait à laction honteuse que
jallais commettre, savez-vous ce que je fis ? Je
me dis que cette femme se moquait de moi, je me
la représentais dans son tête-à-tête inviolable
avec le comte, répétant les mêmes mots quelle
mavait dits la nuit, et prenant un billet de cinq
cents francs, je le lui envoyai avec ces mots :
« Vous êtes partie si vite ce matin, que jai
oublié de vous payer.
« Voici le prix de votre nuit. »
410
Puis, quand cette lettre fut portée, je sortis
comme pour me soustraire au remords instantané
de cette infamie.
Jallai chez Olympe, que je trouvai essayant
des robes, et qui, lorsque nous fûmes seuls, me
chanta des obscénités pour me distraire.
Celle-là était bien le type de la courtisane sans
honte, sans coeur et sans esprit, pour moi du
moins, car peut-être un homme avait-il fait avec
elle le rêve que javais fait avec Marguerite.
Elle me demanda de largent, je lui en donnai,
et libre alors de men aller, je rentrai chez moi.
Marguerite ne mavait pas répondu.
Il est inutile que je vous dise dans quelle
agitation je passai la journée du lendemain.
À six heures et demie, un commissionnaire
apporta une enveloppe contenant ma lettre et le
billet de cinq cents francs, pas un mot de plus.
Qui vous a remis cela ? dis-je à cet homme.
Une dame qui partait avec sa femme de
chambre dans la malle de Boulogne, et qui ma
recommandé de ne lapporter que lorsque la
411
voiture serait hors de la cour.
Je courus chez Marguerite.
Madame est partie pour lAngleterre
aujourdhui à six heures, me répondit le portier.
Rien ne me retenait plus à Paris, ni haine ni
amour. Jétais épuisé par toutes ces secousses. Un
de mes amis allait faire un voyage en Orient ;
jallai dire à mon père le désir que javais de
laccompagner ; mon père me donna des traites,
des recommandations, et huit ou dix jours après
je membarquai à Marseille.
Ce fut à Alexandrie que jappris par un attaché
de lambassade, que javais vu quelquefois chez
Marguerite, la maladie de la pauvre fille.
Je lui écrivis alors la lettre à laquelle elle a fait
la réponse que vous connaissez et que je reçus à
Toulon.
Je partis aussitôt, et vous savez le reste.
Maintenant, il ne vous reste plus quà lire les
quelques feuilles que Julie Duprat ma remises et
qui sont le complément indispensable de ce que
je viens de vous raconter.
412
XXV
Armand, fatigué de ce long récit souvent
interrompu par ses larmes, posa ses deux mains
sur son front et ferma les yeux, soit pour penser,
soit pour essayer de dormir, après mavoir donné
les pages écrites de la main de Marguerite.
Quelques instants après, une respiration un
peu plus rapide me prouvait quArmand dormait,
mais de ce sommeil léger que le moindre bruit
fait envoler.
Voici ce que je lus, et que je transcris sans
ajouter ni retrancher aucune syllabe :
« Cest aujourdhui le 15 décembre. Je suis
souffrante depuis trois ou quatre jours. Ce matin
jai pris le lit ; le temps est sombre, je suis triste ;
personne nest auprès de moi, je pense à vous,
Armand. Et vous, où êtes-vous à lheure où
jécris ces lignes ? Loin de Paris, bien loin, ma-ton
dit, et peut-être avez-vous déjà oublié
413
Marguerite. Enfin, soyez heureux, vous à qui je
dois les seuls moments de joie de ma vie.
« Je navais pu résister au désir de vous
donner lexplication de ma conduite, et je vous
avais écrit une lettre ; mais écrite par une fille
comme moi, une pareille lettre peut être regardée
comme un mensonge, à moins que la mort ne la
sanctifie de son autorité, et quau lieu dêtre une
lettre, elle ne soit une confession.
« Aujourdhui, je suis malade ; je puis mourir
de cette maladie, car jai toujours eu le
pressentiment que je mourrais jeune. Ma mère est
morte de la poitrine, et la façon dont jai vécu
jusquà présent na pu quempirer cette affection,
le seul héritage quelle mait laissé ; mais je ne
veux pas mourir sans que vous sachiez bien à
quoi vous en tenir sur moi, si toutefois, lorsque
vous reviendrez, vous vous inquiétez encore de la
pauvre fille que vous aimiez avant de partir.
« Voici ce que contenait cette lettre, que je
serai heureuse de récrire, pour me donner une
nouvelle preuve de ma justification : vous vous
rappelez, Armand, comment larrivée de votre
414
père nous surprit à Bougival ; vous vous
souvenez de la terreur involontaire que cette
arrivée me causa, de la scène qui eut lieu entre
vous et lui et que vous me racontâtes le soir.
« Le lendemain, pendant que vous étiez à Paris
et que vous attendiez votre père qui ne rentrait
pas, un homme se présentait chez moi, et me
remettait une lettre de M. Duval.
« Cette lettre, que je joins à celle-ci, me priait,
dans les termes les plus graves, de vous éloigner
le lendemain sous un prétexte quelconque et de
recevoir votre père ; il avait à me parler et me
recommandait surtout de ne vous rien dire de sa
démarche.
« Vous savez avec quelle insistance je vous
conseillai à votre retour daller de nouveau à
Paris le lendemain.
« Vous étiez parti depuis une heure quand
votre père se présenta. Je vous fais grâce de
limpression que me causa son visage sévère.
Votre père était imbu des vieilles théories, qui
veulent que toute courtisane soit un être sans
coeur, sans raison, une espèce de machine à
415
prendre de lor, toujours prête, comme les
machines de fer, à broyer la main qui lui tend
quelque chose, et à déchirer sans pitié, sans
discernement celui qui la fait vivre et agir.
« Votre père mavait écrit une lettre très
convenable pour que je consentisse à le recevoir ;
il ne se présenta pas tout à fait comme il avait
écrit. Il y eut assez de hauteur, dimpertinence et
même de menaces, dans ses premières paroles,
pour que je lui fisse comprendre que jétais chez
moi et que je navais de compte à lui rendre de
ma vie quà cause de la sincère affection que
javais pour son fils.
« M. Duval se calma un peu, et se mit
cependant à me dire quil ne pouvait souffrir plus
longtemps que son fils se ruinât pour moi ; que
jétais belle, il est vrai, mais que, si belle que je
fusse, je ne devais pas me servir de ma beauté
pour perdre lavenir dun jeune homme par des
dépenses comme celles que je faisais.
« À cela, il ny avait quune chose à répondre,
nest-ce pas ? Cétait de montrer les preuves que
depuis que jétais votre maîtresse, aucun sacrifice
416
ne mavait coûté pour vous rester fidèle sans vous
demander plus dargent que vous ne pouviez en
donner. Je montrai les reconnaissances du Montde-
Piété, les reçus des gens à qui javais vendu
les objets que je navais pu engager, je fis part à
votre père de ma résolution de me défaire de mon
mobilier pour payer mes dettes, et pour vivre
avec vous sans vous être une charge trop lourde.
Je lui racontai notre bonheur, la révélation que
vous maviez donnée dune vie plus tranquille et
plus heureuse, et il finit par se rendre à
lévidence, et me tendre la main, en me
demandant pardon de la façon dont il sétait
présenté dabord.
« Puis il me dit :
« Alors, madame, ce nest plus par des
remontrances et des menaces, mais par des
prières, que jessayerai dobtenir de vous un
sacrifice plus grand que tous ceux que vous avez
encore faits pour mon fils.
« Je tremblai à ce préambule.
« Votre père se rapprocha de moi, me prit les
deux mains et continua dun ton affectueux : »
417
« Mon enfant, ne prenez pas en mauvaise
part ce que je vais vous dire ; comprenez
seulement que la vie a parfois des nécessités
cruelles pour le coeur, mais quil faut sy
soumettre. Vous êtes bonne, et votre âme a des
générosités inconnues à bien des femmes qui
peut-être vous méprisent et ne vous valent pas.
Mais songez quà côté de la maîtresse, il y a la
famille ; quoutre lamour, il y a les devoirs ;
quà lâge des passions succède lâge où
lhomme, pour être respecté, a besoin dêtre
solidement assis dans une position sérieuse. Mon
fils na pas de fortune, et cependant il est prêt à
vous abandonner lhéritage de sa mère. Sil
acceptait de vous le sacrifice que vous êtes sur le
point de faire, il serait de son honneur et de sa
dignité de vous faire en échange cet abandon qui
vous mettrait toujours à labri dune adversité
complète. Mais ce sacrifice, il ne peut laccepter,
parce que le monde, qui ne vous connaît pas,
donnerait à ce consentement une cause déloyale
qui ne doit pas atteindre le nom que nous portons.
On ne regarderait pas si Armand vous aime, si
vous laimez, si ce double amour est un bonheur
418
pour lui et une réhabilitation pour vous ; on ne
verrait quune chose, cest quArmand Duval a
souffert quune fille entretenue pardonnez-moi,
mon enfant, tout ce que je suis forcé de vous dire
vendît pour lui ce quelle possédait. Puis le jour
des reproches et des regrets arriverait, soyez-en
sûre, pour vous comme pour les autres, et vous
porteriez tous deux une chaîne que vous ne
pourriez briser. Que feriez-vous alors ? Votre
jeunesse serait perdue, lavenir de mon fils serait
détruit ; et moi, son père, je naurais que de lun
de mes enfants la récompense que jattends des
deux.
« Vous êtes jeune, vous êtes belle, la vie vous
consolera ; vous êtes noble, et le souvenir dune
bonne action rachètera pour vous bien des choses
passées. Depuis six mois quil vous connaît,
Armand moublie. Quatre fois je lui ai écrit sans
quil songeât une fois à me répondre. Jaurais pu
mourir sans quil le sût !
« Quelle que soit votre résolution de vivre
autrement que vous navez vécu, Armand qui
vous aime ne consentira pas à la réclusion à
419
laquelle sa modeste position vous condamnerait,
et qui nest pas faite pour votre beauté. Qui sait
ce quil ferait alors ! Il a joué, je lai su ; sans
vous en rien dire, je le sais encore ; mais, dans un
moment divresse, il eût pu perdre une partie de
ce que jamasse, depuis bien des années, pour la
dot de ma fille, pour lui, et pour la tranquillité de
mes vieux jours. Ce qui eût pu arriver peut arriver
encore.
« Êtes-vous sûre, en outre, que la vie que vous
quitteriez pour lui ne vous attirerait pas de
nouveau ? Êtes-vous sûre, vous qui lavez aimé,
de nen point aimer un autre ? Ne souffrirez-vous
pas enfin des entraves que votre liaison mettra
dans la vie de votre amant, et dont vous ne
pourrez peut-être pas le consoler, si, avec lâge,
des idées dambition succèdent à des rêves
damour ? Réfléchissez à tout cela, madame :
vous aimez Armand, prouvez-le-lui par le seul
moyen qui vous reste de le lui prouver encore : en
faisant à son avenir le sacrifice de votre amour.
Aucun malheur nest encore arrivé, mais il en
arriverait, et peut-être de plus grands que ceux
que je prévois. Armand peut devenir jaloux dun
420
homme qui vous a aimée ; il peut le provoquer, il
peut se battre, il peut être tué enfin, et songez à ce
que vous souffririez devant ce père qui vous
demanderait compte de la vie de son fils.
« Enfin, mon enfant, sachez tout, car je ne
vous ai pas tout dit, sachez donc ce qui
mamenait à Paris. Jai une fille, je viens de vous
le dire, jeune, belle, pure comme un ange. Elle
aime, et elle aussi elle a fait de cet amour le rêve
de sa vie. Javais écrit tout cela à Armand, mais
tout occupé de vous, il ne ma pas répondu. Eh
bien, ma fille va se marier. Elle épouse lhomme
quelle aime, elle entre dans une famille
honorable qui veut que tout soit honorable dans la
mienne. La famille de lhomme qui doit devenir
mon gendre a appris comment Armand vit à
Paris, et ma déclaré reprendre sa parole si
Armand continue cette vie. Lavenir dune enfant
qui ne vous a rien fait, et qui a le droit de compter
sur lavenir, est entre vos mains.
« Avez-vous le droit et vous sentez-vous la
force de le briser ? Au nom de votre amour et de
votre repentir, Marguerite, accordez-moi le
421
bonheur de ma fille.
« Je pleurais silencieusement, mon ami,
devant toutes ces réflexions que javais faites
bien souvent, et qui, dans la bouche de votre père,
acquéraient encore une plus sérieuse réalité. Je
me disais tout ce que votre père nosait pas me
dire, et ce qui vingt fois lui était venu sur les
lèvres : que je nétais après tout quune fille
entretenue, et que quelque raison que je donnasse
à notre liaison, elle aurait toujours lair dun
calcul ; que ma vie passée ne me laissait aucun
droit de rêver un pareil avenir, et que jacceptais
des responsabilités auxquelles mes habitudes et
ma réputation ne donnaient aucune garantie.
Enfin, je vous aimais, Armand. La manière
paternelle dont me parlait M. Duval, les chastes
sentiments quil évoquait en moi, lestime de ce
vieillard loyal que jallais conquérir, la vôtre que
jétais sûre davoir plus tard, tout cela éveillait en
mon coeur de nobles pensées qui me relevaient à
mes propres yeux, et faisaient parler de saintes
vanités, inconnues jusqualors. Quand je songeais
quun jour ce vieillard, qui mimplorait pour
lavenir de son fils, dirait à sa fille de mêler mon
422
nom à ses prières, comme le nom dune
mystérieuse amie, je me transformais et jétais
fière de moi.
« Lexaltation du moment exagérait peut-être
la vérité de ces impressions ; mais voilà ce que
jéprouvais, ami, et ces sentiments nouveaux
faisaient taire les conseils que me donnait le
souvenir des jours heureux passés avec vous. »
« Cest bien, monsieur, dis-je à votre père en
essuyant mes larmes. Croyez-vous que jaime
votre fils ?
« Oui, me dit M. Duval.
« Dun amour désintéressé ?
« Oui.
« Croyez-vous que javais fait de cet amour
lespoir, le rêve et le pardon de ma vie ?
« Fermement.
« Eh bien, monsieur, embrassez-moi une fois
comme vous embrasseriez votre fille, et je vous
jure que ce baiser, le seul vraiment chaste que
jaie reçu, me fera forte contre mon amour, et
quavant huit jours votre fils sera retourné auprès
423
de vous, peut-être malheureux pour quelque
temps, mais guéri pour jamais.
« Vous êtes une noble fille, répliqua votre
père en membrassant sur le front, et vous tentez
une chose dont Dieu vous tiendra compte ; mais
je crains bien que vous nobteniez rien de mon
fils.
« Oh ! soyez tranquille, monsieur, il me
haïra.
« Il fallait entre nous une barrière
infranchissable, pour lun comme pour lautre.
« Jécrivis à Prudence que jacceptais les
propositions de M. le comte de N..., et quelle
allât lui dire que je souperais avec elle et lui.
« Je cachetai la lettre, et sans lui dire ce
quelle renfermait, je priai votre père de la faire
remettre à son adresse en arrivant à Paris.
« Il me demanda néanmoins ce quelle
contenait.
« Cest le bonheur de votre fils, lui répondisje.
« Votre père membrassa une dernière fois. Je
424
sentis sur mon front deux larmes de
reconnaissance qui furent comme le baptême de
mes fautes dautrefois, et au moment où je venais
de consentir à me livrer à un autre homme, je
rayonnai dorgueil en songeant à ce que je
rachetais par cette nouvelle faute.
« Cétait bien naturel, Armand ; vous maviez
dit que votre père était le plus honnête homme
que lon pût rencontrer.
« M. Duval remonta en voiture et partit.
« Cependant jétais femme, et quand je vous
revis, je ne pus mempêcher de pleurer, mais je
ne faiblis pas.
« Ai-je bien fait ? Voilà ce que je me demande
aujourdhui que jentre malade dans un lit que je
ne quitterai peut-être que morte.
« Vous avez été témoin de ce que jéprouvais
à mesure que lheure de notre inévitable
séparation approchait ; votre père nétait plus là
pour me soutenir, et il y eut un moment où je fus
bien près de tout vous avouer, tant jétais
épouvantée de lidée que vous alliez me haïr et
425
me mépriser.
« Une chose que vous ne croirez peut-être pas,
Armand, cest que je priai Dieu de me donner de
la force, et ce qui prouve quil acceptait mon
sacrifice, cest quil me donna cette force que
jimplorais.
« À ce souper, jeus besoin daide encore, car
je ne voulais pas savoir ce que jallais faire, tant
je craignais que le courage ne me manquât !
« Qui meût dit, à moi, Marguerite Gautier,
que je souffrirais tant à la seule pensée dun
nouvel amant ?
« Je bus pour oublier, et quand je me réveillai
le lendemain, jétais dans le lit du comte.
« Voilà la vérité tout entière, ami, jugez et
pardonnez-moi, comme je vous ai pardonné tout
le mal que vous mavez fait depuis ce jour. »
426
XXVI
« Ce qui suivit cette nuit fatale, vous le savez
aussi bien que moi, mais ce que vous ne savez
pas, ce que vous ne pouvez pas soupçonner, cest
ce que jai souffert depuis notre séparation.
« Javais appris que votre père vous avait
emmené, mais je me doutais bien que vous ne
pourriez pas vivre longtemps loin de moi, et le
jour où je vous rencontrai aux Champs-Élysées,
je fus émue, mais non étonnée.
« Alors commença cette série de jours dont
chacun mapporta une nouvelle insulte de vous,
insulte que je recevais presque avec joie, car
outre quelle était la preuve que vous maimiez
toujours, il me semblait que, plus vous me
persécuteriez, plus je grandirais à vos yeux le
jour où vous sauriez la vérité.
« Ne vous étonnez pas de ce martyre joyeux,
Armand, lamour que vous aviez eu pour moi
427
avait ouvert mon coeur à de nobles
enthousiasmes.
« Cependant je navais pas été tout de suite
aussi forte.
« Entre lexécution du sacrifice que je vous
avais fait et votre retour, un temps assez long
sétait écoulé pendant lequel javais eu besoin
davoir recours à des moyens physiques pour ne
pas devenir folle et pour métourdir sur la vie
dans laquelle je me rejetais. Prudence vous a dit,
nest-ce pas, que jétais de toutes les fêtes, de
tous les bals, de toutes les orgies ?
« Javais comme lespérance de me tuer
rapidement, à force dexcès, et, je crois, cette
espérance ne tardera pas à se réaliser. Ma santé
saltéra nécessairement de plus en plus, et le jour
où jenvoyai madame Duvernoy vous demander
grâce, jétais épuisée de corps et dâme.
« Je ne vous rappellerai pas, Armand, de
quelle façon vous avez récompensé la dernière
preuve damour que je vous ai donnée, et par quel
outrage vous avez chassé de Paris la femme qui,
mourante, navait pu résister à votre voix quand
428
vous lui demandiez une nuit damour, et qui,
comme une insensée, a cru, un instant, quelle
pourrait ressouder le passé et le présent. Vous
aviez le droit de faire ce que vous avez fait,
Armand : on ne ma pas toujours payé mes nuits
aussi cher !
« Jai tout laissé alors ! Olympe ma
remplacée auprès de M. de N... et sest chargée,
ma-t-on dit, de lui apprendre le motif de mon
départ. Le comte de G... était à Londres. Cest un
de ces hommes qui, ne donnant à lamour avec
les filles comme moi que juste assez
dimportance pour quil soit un passe-temps
agréable, restent les amis des femmes quils ont
eues et nont pas de haine, nayant jamais eu de
jalousie ; cest enfin un de ces grands seigneurs
qui ne nous ouvrent quun côté de leur coeur,
mais qui nous ouvrent les deux côtés de leur
bourse. Cest à lui que je pensai tout de suite.
Jallai le rejoindre. Il me reçut à merveille, mais
il était là-bas lamant dune femme du monde, et
craignait de se compromettre en saffichant avec
moi. Il me présenta à ses amis qui me donnèrent
un souper après lequel lun deux memmena.
429
« Que vouliez-vous que je fisse, mon ami ?
« Me tuer ? Ceût été charger votre vie, qui
doit être heureuse, dun remords inutile ; puis, à
quoi bon se tuer quand on est si près de mourir ?
« Je passai à létat de corps sans âme, de chose
sans pensée ; je vécus pendant quelque temps de
cette vie automatique, puis je revins à Paris et je
demandai après vous ; jappris alors que vous
étiez parti pour un long voyage. Rien ne me
soutenait plus. Mon existence redevint ce quelle
avait été deux ans avant que je vous connusse. Je
tentai de ramener le duc, mais javais trop
rudement blessé cet homme, et les vieillards ne
sont pas patients, sans doute parce quils
saperçoivent quils ne sont pas éternels. La
maladie menvahissait de jour en jour, jétais
pâle, jétais triste, jétais plus maigre encore. Les
hommes qui achètent lamour examinent la
marchandise avant de la prendre. Il y avait à Paris
des femmes mieux portantes, plus grasses que
moi ; on moublia un peu. Voilà le passé jusquà
hier.
« Maintenant je suis tout à fait malade. Jai
430
écrit au duc pour lui demander de largent, car je
nen ai pas, et les créanciers sont revenus, et
mapportent leurs notes avec un acharnement
sans pitié. Le duc me répondra-t-il ? Que nêtesvous
à Paris, Armand ! Vous viendriez me voir et
vos visites me consoleraient. »
« 20 décembre :
« Il fait un temps horrible, il neige, je suis
seule chez moi. Depuis trois jours jai été prise
dune telle fièvre que je nai pu vous écrire un
mot. Rien de nouveau, mon ami ; chaque jour
jespère vaguement une lettre de vous, mais elle
narrive pas et narrivera sans doute jamais. Les
hommes seuls ont la force de ne pas pardonner.
Le duc ne ma pas répondu.
« Prudence a recommencé ses voyages au
Mont-de-Piété.
« Je ne cesse de cracher le sang. Oh ! je vous
ferais peine si vous me voyiez. Vous êtes bien
heureux dêtre sous un ciel chaud et de navoir
pas comme moi tout un hiver de glace qui vous
pèse sur la poitrine. Aujourdhui, je me suis levée
un peu, et, derrière les rideaux de ma fenêtre, jai
431
regardé passer cette vie de Paris avec laquelle je
crois bien avoir tout à fait rompu. Quelques
visages de connaissance sont passés dans la rue,
rapides, joyeux, insouciants. Pas un na levé les
yeux sur mes fenêtres. Cependant, quelques
jeunes gens sont venus sinscrire. Une fois déjà,
je fus malade, et vous, qui ne me connaissiez pas,
qui naviez rien obtenu de moi quune
impertinence le jour où je vous avais vu pour la
première fois, vous veniez savoir de mes
nouvelles tous les matins.
« Me voilà malade de nouveau. Nous avons
passé six mois ensemble. Jai eu pour vous autant
damour que le coeur de la femme peut en
contenir et en donner, et vous êtes loin, et vous
me maudissez, et il ne me vient pas un mot de
consolation de vous. Mais cest le hasard seul qui
fait cet abandon, jen suis sûr, car si vous étiez à
Paris, vous ne quitteriez pas mon chevet et ma
chambre. »
« 25 décembre :
« Mon médecin me défend décrire tous les
jours. En effet, mes souvenirs ne font
432
quaugmenter ma fièvre, mais, hier, jai reçu une
lettre qui ma fait du bien, plus par les sentiments
dont elle était lexpression que par le secours
matériel quelle mapportait. Je puis donc vous
écrire aujourdhui. Cette lettre était de votre père,
et voici ce quelle contenait :
« Madame,
« Japprends à linstant que vous êtes malade.
Si jétais à Paris, jirais moi-même savoir de vos
nouvelles ; si mon fils était auprès de moi, je lui
dirais daller en chercher, mais je ne puis quitter
C..., et Armand est à six ou sept cents lieues
dici ; permettez-moi donc simplement de vous
écrire, madame, combien je suis peiné de cette
maladie, et croyez aux voeux sincères que je fais
pour votre prompt rétablissement.
« Un de mes bons amis, M. H..., se présentera
chez vous, veuillez le recevoir. Il est chargé par
moi dune commission dont jattends
impatiemment le résultat.
« Veuillez agréer, madame, lassurance de
433
mes sentiments les plus distingués. »
« Telle est la lettre que jai reçue. Votre père
est un noble coeur, aimez-le bien, mon ami ; car il
y a peu dhommes au monde aussi dignes dêtre
aimés. Ce papier signé de son nom ma fait plus
de bien que toutes les ordonnances de notre grand
médecin.
« Ce matin, M. H... est venu. Il semblait fort
embarrassé de la mission délicate dont lavait
chargé M. Duval. Il venait tout bonnement
mapporter mille écus de la part de votre père.
Jai voulu refuser dabord, mais M. H... ma dit
que ce refus offenserait M. Duval, qui lavait
autorisé à me donner dabord cette somme, et à
me remettre tout ce dont jaurais besoin encore.
Jai accepté ce service qui, de la part de votre
père, ne peut pas être une aumône. Si je suis
morte quand vous reviendrez, montrez à votre
père ce que je viens décrire pour lui, et dites-lui
quen traçant ces lignes, la pauvre fille à laquelle
il a daigné écrire cette lettre consolante versait
des larmes de reconnaissance, et priait Dieu pour
434
lui.
« 4 janvier :
« Je viens de passer une suite de jours bien
douloureux. Jignorais que le corps pût faire
souffrir ainsi. Oh ! ma vie passée ! je la paye
deux fois aujourdhui.
« On ma veillée toutes les nuits. Je ne pouvais
plus respirer. Le délire et la toux se partageaient
le reste de ma pauvre existence.
« Ma salle à manger est pleine de bonbons, de
cadeaux de toutes sortes que mes amis mont
apportés. Il y en a sans doute, parmi ces gens, qui
espèrent que je serai leur maîtresse plus tard.
Sils voyaient ce que la maladie a fait de moi, ils
senfuiraient épouvantés.
« Prudence donne des étrennes avec celles que
je reçois.
« Le temps est à la gelée, et le docteur ma dit
que je pourrai sortir dici à quelques jours si le
beau temps continue. »
« 8 janvier :
« Je suis sortie hier dans ma voiture. Il faisait
435
un temps magnifique. Les Champs-Élysées
étaient pleins de monde. On eût dit le premier
sourire du printemps. Tout avait un air de fête
autour de moi. Je navais jamais soupçonné dans
un rayon de soleil tout ce que jy ai trouvé hier de
joie, de douceur et de consolation.
« Jai rencontré presque tous les gens que je
connais, toujours gais, toujours occupés de leurs
plaisirs. Que dheureux qui ne savent pas quils le
sont ! Olympe est passée dans une élégante
voiture que lui a donnée M. de N... elle a essayé
de minsulter du regard. Elle ne sait pas combien
je suis loin de toutes ces vanités-là. Un brave
garçon que je connais depuis longtemps ma
demandé si je voulais aller souper avec lui et un
de ses amis qui désire beaucoup, disait-il, faire
ma connaissance.
« Jai souri tristement, et lui ai tendu ma main
brûlante de fièvre.
« Je nai jamais vu visage plus étonné.
« Je suis rentrée à quatre heures, jai dîné avec
assez dappétit.
436
« Cette sortie ma fait du bien.
« Si jallais guérir !
« Comme laspect de la vie et du bonheur des
autres fait désirer de vivre ceux-là qui, la veille,
dans la solitude de leur âme et dans lombre de
leur chambre de malade, souhaitaient de mourir
vite ! »
« 10 janvier :
« Cette espérance de santé nétait quun rêve.
Me voici de nouveau dans mon lit, le corps
couvert demplâtres qui me brûlent. Va donc
offrir ce corps que lon payait si cher autrefois, et
vois ce que lon ten donnera aujourdhui !
« Il faut que nous ayons bien fait du mal avant
de naître, ou que nous devions jouir dun bien
grand bonheur après notre mort, pour que Dieu
permette que cette vie ait toutes les tortures de
lexpiation et toutes les douleurs de lépreuve. »
« 12 janvier :
« Je souffre toujours.
« Le comte de N... ma envoyé de largent
hier, je ne lai pas accepté. Je ne veux rien de cet
437
homme. Cest lui qui est cause que vous nêtes
pas près de moi.
« Oh ! nos beaux jours de Bougival ! où êtesvous
?
« Si je sors vivante de cette chambre, ce sera
pour faire un pèlerinage à la maison que nous
habitions ensemble, mais je nen sortirai plus que
morte.
« Qui sait si je vous écrirai demain ? »
« 25 janvier :
« Voilà onze nuits que je ne dors pas, que
jétouffe et que je crois à chaque instant que je
vais mourir. Le médecin a ordonné quon ne me
laissât pas toucher une plume. Julie Duprat, qui
me veille, me permet encore de vous écrire ces
quelques lignes. Ne reviendrez-vous donc point
avant que je meure ? Est-ce donc éternellement
fini entre nous ? Il me semble que, si vous veniez,
je guérirais. À quoi bon guérir ? »
« 28 janvier :
« Ce matin jai été réveillée par un grand bruit.
Julie, qui dormait dans ma chambre, sest
438
précipitée dans la salle à manger. Jai entendu des
voix dhommes contre lesquelles la sienne luttait
en vain. Elle est rentrée en pleurant.
« On venait saisir. Je lui ai dit de laisser faire
ce quils appellent la justice. Lhuissier est entré
dans ma chambre, le chapeau sur la tête. Il a
ouvert les tiroirs, a inscrit tout ce quil a vu, et
na pas eu lair de sapercevoir quil y avait une
mourante dans le lit quheureusement la charité
de la loi me laisse.
« Il a consenti à me dire en partant que je
pouvais mettre opposition avant neuf jours, mais
il a laissé un gardien ! Que vais-je devenir, mon
Dieu ! Cette scène ma rendue encore plus
malade. Prudence voulait demander de largent à
lami de votre père, je my suis opposée.
« Jai reçu votre lettre ce matin. Jen avais
besoin. Ma réponse vous arrivera-t-elle à temps ?
Me verrez-vous encore ? Voilà une journée
heureuse qui me fait oublier toutes celles que jai
passées depuis six semaines. Il me semble que je
vais mieux, malgré le sentiment de tristesse sous
limpression duquel je vous ai répondu.
439
« Après tout, on ne doit pas toujours être
malheureux.
« Quand je pense quil peut arriver que je ne
meure pas, que vous reveniez, que je revoie le
printemps, que vous maimiez encore et que nous
recommencions notre vie de lannée dernière !
« Folle que je suis ! cest à peine si je puis
tenir la plume avec laquelle je vous écris ce rêve
insensé de mon coeur.
« Quoi quil arrive, je vous aimais bien,
Armand, et je serais morte depuis longtemps si je
navais pour massister le souvenir de cet amour,
et comme un vague espoir de vous revoir encore
près de moi. »
« 4 février :
« Le comte de G... est revenu. Sa maîtresse la
trompé. Il est fort triste, il laimait beaucoup. Il
est venu me conter tout cela. Le pauvre garçon
est assez mal dans ses affaires, ce qui ne la pas
empêché de payer mon huissier et de congédier le
gardien.
« Je lui ai parlé de vous et il ma promis de
440
vous parler de moi. Comme joubliais dans ces
moments-là que javais été sa maîtresse et
comme il essayait de me le faire oublier aussi !
Cest un brave coeur.
« Le duc a envoyé savoir de mes nouvelles
hier, et il est venu ce matin. Je ne sais pas ce qui
peut faire vivre encore ce vieillard. Il est resté
trois heures auprès de moi, et il ne ma pas dit
vingt mots. Deux grosses larmes sont tombées de
ses yeux quand il ma vue si pâle. Le souvenir de
la mort de sa fille le faisait pleurer sans doute. Il
laura vue mourir deux fois. Son dos est courbé,
sa tête penche vers la terre, sa lèvre est pendante,
son regard est éteint. Lâge et la douleur pèsent
de leur double poids sur son corps épuisé. Il ne
ma pas fait un reproche. On eût même dit quil
jouissait secrètement du ravage que la maladie
avait fait en moi. Il semblait fier dêtre debout,
quand moi, jeune encore, jétais écrasée par la
souffrance.
« Le mauvais temps est revenu. Personne ne
vient me voir. Julie veille le plus quelle peut
auprès de moi. Prudence, à qui je ne peux plus
441
donner autant dargent quautrefois, commence à
prétexter des affaires pour séloigner.
« Maintenant que je suis près de mourir,
malgré ce que me disent les médecins, car jen ai
plusieurs, ce qui prouve que la maladie
augmente, je regrette presque davoir écouté
votre père ; si javais su ne prendre quune année
à votre avenir, je naurais pas résisté au désir de
passer cette année avec vous, et au moins je
mourrais en tenant la main dun ami. Il est vrai
que si nous avions vécu ensemble cette année, je
ne serais pas morte sitôt.
« La volonté de Dieu soit faite ! »
« 5 février :
« Oh ! Venez, venez, Armand, je souffre
horriblement, je vais mourir, mon Dieu. Jétais si
triste hier que jai voulu passer autre part que
chez moi la soirée qui promettait dêtre longue
comme celle de la veille. Le duc était venu le
matin. Il me semble que la vue de ce vieillard
oublié par la mort me fait mourir plus vite.
« Malgré lardente fièvre qui me brûlait, je me
442
suis fait habiller et conduire au Vaudeville. Julie
mavait mis du rouge, sans quoi jaurais eu lair
dun cadavre. Je suis allée dans cette loge où je
vous ai donné notre premier rendez-vous ; tout le
temps jai eu les yeux fixés sur la stalle que vous
occupiez ce jour-là, et quoccupait hier une sorte
de rustre, qui riait bruyamment de toutes les
sottes choses que débitaient les acteurs. On ma
rapportée à moitié morte chez moi. Jai toussé et
craché le sang toute la nuit. Aujourdhui je ne
peux plus parler, à peine si je peux remuer les
bras. Mon Dieu ! Mon Dieu ! Je vais mourir. Je
my attendais, mais je ne puis me faire à lidée de
souffrir plus que je ne souffre, et si... »
À partir de ce mot les quelques caractères que
Marguerite avait essayé de tracer étaient
illisibles, et cétait Julie Duprat qui avait
continué.
« 18 février :
« Monsieur Armand,
« Depuis le jour où Marguerite a voulu aller au
spectacle, elle a été toujours plus malade. Elle a
perdu complètement la voix, puis lusage de ses
443
membres. Ce que souffre notre pauvre amie est
impossible à dire. Je ne suis pas habituée à ces
sortes démotions, et jai des frayeurs
continuelles.
« Que je voudrais que vous fussiez auprès de
nous ! Elle a presque toujours le délire, mais,
délirante ou lucide, cest toujours votre nom
quelle prononce quand elle arrive à pouvoir dire
un mot.
« Le médecin ma dit quelle nen avait plus
pour longtemps. Depuis quelle est si malade, le
vieux duc nest pas revenu.
« Il a dit au docteur que ce spectacle lui faisait
trop de mal.
« Madame Duvernoy ne se conduit pas bien.
Cette femme, qui croyait tirer plus dargent de
Marguerite, aux dépens de laquelle elle vivait
presque complètement, a pris des engagements
quelle ne peut tenir, et voyant que sa voisine ne
lui sert plus de rien, elle ne vient même pas la
voir. Tout le monde labandonne. M. de G...,
traqué par ses dettes, a été forcé de repartir pour
Londres. En partant, il nous a envoyé quelque
444
argent ; il a fait tout ce quil a pu, mais on est
revenu saisir, et les créanciers nattendent que la
mort pour faire vendre.
« Jai voulu user de mes dernières ressources
pour empêcher toutes ces saisies, mais lhuissier
ma dit que cétait inutile, et quil avait dautres
jugements encore à exécuter. Puisquelle va
mourir, il vaut mieux abandonner tout que de le
sauver pour sa famille quelle na pas voulu voir,
et qui ne la jamais aimée. Vous ne pouvez vous
figurer au milieu de quelle misère dorée la pauvre
fille se meurt. Hier nous navions pas dargent du
tout. Couverts, bijoux, cachemires, tout est en
gage, le reste est vendu ou saisi. Marguerite a
encore la conscience de ce qui se passe autour
delle, et elle souffre du corps, de lesprit et du
coeur. De grosses larmes coulent sur ses joues, si
amaigries et si pâles que vous ne reconnaîtriez
plus le visage de celle que vous aimiez tant, si
vous pouviez la voir. Elle ma fait promettre de
vous écrire quand elle ne pourrait plus, et jécris
devant elle. Elle porte les yeux de mon côté mais
elle ne me voit pas, son regard est déjà voilé par
la mort prochaine ; cependant elle sourit, et toute
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sa pensée, toute son âme sont à vous, jen suis
sûre.
« Chaque fois que lon ouvre la porte, ses
yeux séclairent, et elle croit toujours que vous
allez entrer ; puis, quand elle voit que ce nest pas
vous, son visage reprend son expression
douloureuse, se mouille dune sueur froide, et les
pommettes deviennent pourpres. »
« 19 février, minuit :
« La triste journée que celle daujourdhui,
mon pauvre monsieur Armand ! Ce matin
Marguerite étouffait, le médecin la saignée, et la
voix lui est un peu revenue. Le docteur lui a
conseillé de voir un prêtre. Elle a dit quelle y
consentait, et il est allé lui-même chercher un
abbé à Saint-Roch.
« Pendant ce temps, Marguerite ma appelée
près de son lit, ma priée douvrir son armoire,
puis elle ma désigné un bonnet, une chemise
longue toute couverte de dentelles, et ma dit
dune voix affaiblie :
« Je vais mourir après mêtre confessée,
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alors tu mhabilleras avec ces objets : cest une
coquetterie de mourante. »
« Puis elle ma embrassée en pleurant, et elle a
ajouté :
« Je puis parler, mais jétouffe trop quand je
parle ; jétouffe ! de lair !
« Je fondais en larmes, jouvris la fenêtre, et
quelques instants après le prêtre entra.
« Jallai au-devant de lui. Quand il sut chez
qui il était, il parut craindre dêtre mal accueilli.
« Entrez hardiment, mon père, lui ai-je dit.
« Il est resté peu de temps dans la chambre de
la malade, et il en est ressorti en me disant :
« Elle a vécu comme une pécheresse, mais
elle mourra comme une chrétienne.
« Quelques instants après, il est revenu
accompagné dun enfant de choeur qui portait un
crucifix, et dun sacristain qui marchait devant
eux en sonnant, pour annoncer que Dieu venait
chez la mourante.
« Ils sont entrés tous trois dans cette chambre
447
à coucher qui avait retenti autrefois de tant de
mots étranges, et qui nétait plus à cette heure
quun tabernacle saint.
« Je suis tombée à genoux. Je ne sais pas
combien de temps durera limpression que ma
produite ce spectacle, mais je ne crois pas que,
jusquà ce que jen sois arrivée au même
moment, une chose humaine pourra
mimpressionner autant.
« Le prêtre oignit des huiles saintes les pieds,
les mains et le front de la mourante, récita une
courte prière, et Marguerite se trouva prête à
partir pour le ciel où elle ira sans doute, si Dieu a
vu les épreuves de sa vie et la sainteté de sa mort.
« Depuis ce temps elle na pas dit une parole
et na pas fait un mouvement. Vingt fois je
laurais crue morte, si je navais entendu leffort
de sa respiration. »
« 20 février, cinq heures du soir :
« Tout est fini.
« Marguerite est entrée en agonie cette nuit à
deux heures environ. Jamais martyre na souffert
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pareilles tortures, à en juger par les cris quelle
poussait. Deux ou trois fois elle sest dressée tout
debout sur son lit, comme si elle eût voulu
ressaisir sa vie qui remontait vers Dieu.
« Deux ou trois fois aussi, elle a dit votre nom,
puis tout sest tu, elle est retombée épuisée sur
son lit. Des larmes silencieuses ont coulé de ses
yeux et elle est morte.
« Alors, je me suis approchée delle, je lai
appelée, et comme elle ne répondait pas, je lui ai
fermé les yeux et je lai embrassée sur le front.
« Pauvre chère Marguerite, jaurais voulu être
une sainte femme, pour que ce baiser te
recommandât à Dieu.
« Puis, je lai habillée comme elle mavait
priée de le faire, je suis allée chercher un prêtre à
Saint-Roch, jai brûlé deux cierges pour elle, et
jai prié pendant une heure dans léglise.
« Jai donné à des pauvres de largent qui
venait delle.
« Je ne me connais pas bien en religion, mais
je pense que le bon Dieu reconnaîtra que mes
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larmes étaient vraies, ma prière fervente, mon
aumône sincère, et quil aura pitié de celle, qui,
morte jeune et belle, na eu que moi pour lui
fermer les yeux et lensevelir. »
« 22 février :
« Aujourdhui lenterrement a eu lieu.
Beaucoup des amies de Marguerite sont venues à
léglise. Quelques-unes pleuraient avec sincérité.
Quand le convoi a pris le chemin de Montmartre,
deux hommes seulement se trouvaient derrière, le
comte de G..., qui était revenu exprès de Londres,
et le duc qui marchait soutenu par deux valets de
pied.
« Cest de chez elle que je vous écris tous ces
détails, au milieu de mes larmes et devant la
lampe qui brûle tristement près dun dîner auquel
je ne touche pas, comme bien vous pensez, mais
que Nanine ma fait faire, car je nai pas mangé
depuis plus de vingt-quatre heures.
« Ma vie ne pourra pas garder longtemps ces
impressions tristes, car ma vie ne mappartient
pas plus que la sienne nappartenait à Marguerite,
cest pourquoi je vous donne tous ces détails sur
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les lieux mêmes où ils se sont passés, dans la
crainte, si un long temps sécoulait entre eux et
votre retour, de ne pas pouvoir vous les donner
avec toute leur triste exactitude. »
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XXVII
Vous avez lu ? me dit Armand quand jeus
terminé la lecture de ce manuscrit.
Je comprends ce que vous avez dû souffrir,
mon ami, si tout ce que jai lu est vrai !
Mon père me la confirmé dans une lettre.
Nous causâmes encore quelque temps de la
triste destinée qui venait de saccomplir, et je
rentrai chez moi prendre un peu de repos.
Armand, toujours triste, mais soulagé un peu
par le récit de cette histoire, se rétablit vite, et
nous allâmes ensemble faire visite à Prudence et
à Julie Duprat.
Prudence venait de faire faillite. Elle nous dit
que Marguerite en était la cause ; que, pendant sa
maladie, elle lui avait prêté beaucoup dargent
pour lequel elle avait fait des billets quelle
navait pu payer, Marguerite étant morte sans le
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lui rendre et ne lui ayant pas donné de reçus avec
lesquels elle pût se présenter comme créancière.
À laide de cette fable que madame Duvernoy
racontait partout pour excuser ses mauvaises
affaires, elle tira un billet de mille francs à
Armand, qui ny croyait pas, mais qui voulut bien
avoir lair dy croire, tant il avait de respect pour
tout ce qui avait approché sa maîtresse.
Puis nous arrivâmes chez Julie Duprat qui
nous raconta les tristes événements dont elle avait
été témoin, versant des larmes sincères au
souvenir de son amie.
Enfin, nous allâmes à la tombe de Marguerite
sur laquelle les premiers rayons du soleil davril
faisaient éclore les premières feuilles.
Il restait à Armand un dernier devoir à remplir,
cétait daller rejoindre son père. Il voulut encore
que je laccompagnasse.
Nous arrivâmes à C... où je vis M. Duval tel
que je me létais figuré daprès le portrait que
men avait fait son fils : grand, digne,
bienveillant.
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Il accueillit Armand avec des larmes de
bonheur, et me serra affectueusement la main. Je
maperçus bientôt que le sentiment paternel était
celui qui dominait tous les autres chez le
receveur.
Sa fille, nommée Blanche, avait cette
transparence des yeux et du regard, cette sérénité
de la bouche qui prouvent que lâme ne conçoit
que de saintes pensées et que les lèvres ne disent
que de pieuses paroles. Elle souriait au retour de
son frère, ignorant, la chaste jeune fille, que loin
delle une courtisane avait sacrifié son bonheur à
la seule invocation de son nom.
Je restai quelque temps dans cette heureuse
famille, tout occupée de celui qui leur apportait la
convalescence de son coeur.
Je revins à Paris où jécrivis cette histoire telle
quelle mavait été racontée. Elle na quun
mérite qui lui sera peut-être contesté, celui dêtre
vraie.
Je ne tire pas de ce récit la conclusion que
toutes les filles comme Marguerite sont capables
de faire ce quelle a fait ; loin de là, mais jai eu
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connaissance quune delles avait éprouvé dans
sa vie un amour sérieux, quelle en avait souffert
et quelle en était morte. Jai raconté au lecteur ce
que javais appris. Cétait un devoir.
Je ne suis pas lapôtre du vice, mais je me
ferai lécho du malheur noble partout où je
lentendrai prier.
Lhistoire de Marguerite est une exception, je
le répète ; mais si ceût été une généralité, ce
neût pas été la peine de lécrire.
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Cet ouvrage est le 750e publié
dans la collection À tous les vents
par la Bibliothèque électronique du Québec.
La Bibliothèque électronique du Québec
est la propriété exclusive de
Jean-Yves Dupuis.
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